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L’art de ne pas lutter | A propos du chapitre 8 du Dao De Jing

4 janvier 2008

Par Benny CASSUTO
/ Congrès de l’AFA / 12-13-14 Octobre 2007 / Sur l’Ile de Ré



Le taoïsme nous invite de multiples façons à conquérir la tranquillité en nous adossant à la Voie, au Dao . Le chapitre huit du Laozi est à cet égard très précieux car, en quelques caractères, il nous fait méditer sur la nature de l’eau, parente terrestre la plus proche du Dao. Nous y découvrons la possibilité d’une pente personnelle le long de laquelle notre talent peut se dévoiler pour peu que nous acceptions de côtoyer, de reconnaître et de traverser nos peurs sans chercher à les dénier.

C’est une leçon de vie et d’humilité que ce chapitre nous offre en nous invitant à laisser ruisseler notre sensation jusqu’à percevoir notre appui au sol en toute circonstance. C’est avant tout la description d’une posture corporelle qui, par l’expérience d’une chute constante, nous ouvre à une éthique enfouie et repliée dans les recoins de notre corps vécu.
Le mouvement décrit par ce chapitre est lié au nombre huit. C’est celui du « dépliement » et de l’étalement à l’infini, à la manière de l’eau. L’eau, sur terre, s’étale dans les huit directions jusqu’à trouver son bord.
Huit, Ba , représente une division, une séparation, bie , comme le dit le Shuo wen jie zi, le dictionnaire étymologique de la langue chinoise. Un chapitre huit exprime un dynamisme de division sans fin, de mouture à l’infini en même temps que la disposition d’un contour adéquat. Ce nombre est l’image du détachement par excellence et, dans cette représentation, nous sommes dans un rapport discret au monde : l’écartement induit de la différence entre les formes. Cette discrétion établit un rapport discontinu avec l’origine de laquelle nous sommes à la fois séparés et proche. Plus nous cherchons, par divisions successives, plus nous observons que nous sommes séparés, du monde comme de nous-même.

L’eau, qui est la plus proche du Dao sur terre, n’est pas le Dao. Elle s’étale et adhère à la terre, elle remplit les trous et s’infiltre partout, à la manière du Dao, mais elle n’est pas le Dao. Le chapitre premier du Laozi insiste bien là-dessus : « Le Dao qu’on appelle le Dao n’est pas le Dao constant ». La 1ère strophe du livre nous met d’emblée en garde contre tout amalgame entre ce qu’on nomme et la nature constante et véritable de ce qu’on essaie de nommer. Le langage et les images que nous employons sont des outils indispensables pour explorer le réel afin de nous rapprocher de l’essence des choses mais, au bout du compte les mots manquent et nous contactons notre horizon, au-delà duquel règne « l’ enseignement sans paroles », bu yan zhi jiao 不言之教(Chapitres 2 et 43 du Laozi). Ce qu’on appelle l’enseignement sans parole c’est l’immersion dans le silence de l’assise, dans l’attention à ce qui est. Origine de toute image et de tout langage, la profondeur est impossible à saisir en totalité. Pourtant elle nous constitue dans notre intimité. Il ne s’agit pas de faire silence mais de se déposer dedans.
La méditation est une descente au sein de l’intervalle, de la fissure, de l’interruption.

Dans un autre chapitre huit, le Ling shu 8, consacré à l’enracinement des esprits, la métaphore de l’eau nous aide à comprendre l’image de la descente, de la chute. En voici l’extrait :
天之在我者德也
Tian zhi zai wo zhe de ye Le Ciel en moi est vertu, pouvoir efficace

地之在我者氣也
Di zhi zai wo zhe qi ye La terre en moi c’est le Qi, le souffle

德流氣簿而生者也
De liu qi bo er sheng zhe ye Le pouvoir s’écoule, ruisselle, le souffle abonde (comme une nappe phréatique) et c’est la vie !

Cet extrait montre clairement la perspective taoïste : le Ciel s’écoule en moi, la Terre jaillit des profondeurs, comme une source, c’est cela la vie. Favoriser la descente de la rosée et la conscience rapprochée de la base, nourrit le qi et imbibe la forme, remplit les méridiens et apaise les esprits.

Ainsi va le texte du chapitre huit du Dao de jing :

上善若水
Shang shan ruo shui Ce qui vient d’en haut (qui descend) est bon comme l’eau

水善利萬物而不爭
Shui shan li wan wu er bu zheng L’eau bonifie et favorise les dix mille êtres et elle ne lutte pas

處眾人之所惡
Chu zhong ren zhi suo wu Elle peut demeurer aux endroits où tous les hommes ont peur d’aller

故幾於道
Gu ji yu dao Ainsi elle est proche du dao ( ou : ainsi, pour être proche du dao)

居善地
Ju shan di Pour l’habitation, ce qui est bon c’est la terre,

心善淵
Xin shan yuan Pour le cœur, ce qui est ce qui est bon c’est l’immense profondeur,

與善仁
Yu shan ren Pour les échanges, ce qui est bon c’est l’humanité, l’altérité,

言善信
Yan shan xin Pour la parole, ce qui est bon c’est la sincérité,

正善治
Zheng shan zhi Pour gouverner, ce qui est bon c’est mettre en ordre et prendre soin,

事善能
Shi shan neng Pour les affaires, ce qui est bon c’est d’en avoir la capacité,

動善時
Dong shan shi Pour la mise en mouvement, ce qui est bon c’est le moment (juste).

夫唯不爭故無尤
Fu wei bu zheng gu wu you Ainsi, en ne luttant pas, on ne risque pas de faire d’erreur.

Commentaires :

Comment comprendre ce texte?

上善若水Shang shan ruo shui

La première strophe nous dit que ce qui descend d’en haut est bon, comme l’eau. Celle-ci, effectivement ne demande qu’à suivre sa pente, aussi faible soit-elle et même s’il faut pour cela faire un nombre considérable de méandres. Mais le caractère principal, le deuxième ici, est shan , « bon ». Cet idéogramme revient 9 fois dans le texte.
« Bon », ce n’est pas une valeur morale comme le bien, c’est avant tout une sensation, celle de la viande de mouton dans la bouche, car le mouton, c’est bon !
Suivre l’exemple de l’eau en laissant la forme corporelle se déplier vers le bas, en la laissant choir en douceur, le texte nous dit que cela est bon, car cela permet l’humectation de la terre, cela nourrit les reins et la rate, cela nous donne une base.
Pour cela, il faut respecter les contraintes, comme l’eau vis-à-vis de sa pente et ses parois, nous ne pouvons rien vouloir de plus que de laisser s’écouler les tensions en prenant appui sur nos contours, vers le haut, vers le bas, vers la droite, vers la gauche, vers l’avant, vers l’arrière, vers l’intérieur et vers l’extérieur. Huit directions pour l’attention, huit vents pour se déployer et laisser se dissoudre les résistances.
Mais « bon » c’est également ce qu’il y a de mieux, de plus élevé et de plus verticalisant. C’est ce qui nous permet de nous redresser et de redresser une dimension du monde, celle qui en fait la beauté.

水善利萬物而不爭Shui shan li wan wu er bu zheng

L’eau bonifie et favorise les 10000 êtres et cela elle le fait car elle ne lutte pas.
Que signifie « ne pas lutter » ?
La pratique du Qigong et des arts martiaux internes traditionnels est une constante simplification du mouvement. Celui-ci, au début, s’avère difficile tant nous mettons en œuvre des tensions et des résistances inutiles. Ne pas lutter est une entreprise de déconstruction de toutes les habitudes qui nous paraissaient jusque-là indispensables pour tenir debout, pour tenir bon.
Nos histoires personnelles et collectives nous amènent, en général, à nous « agripper » plus que nécessaire. On nous a souvent transmis qu’il ne fallait pas se laisser aller. Le laisser aller est un terme péjoratif. Si bien qu’il nous faut souvent prendre des vacances pour goûter à ce qui est « bon » pour nous. Le reste du temps, on s’accroche !
C’est une vision épuisante où les mouvements de l’eau sont progressivement entravés, le Qi ne suit plus correctement son chemin.
Pourtant, ne pas lutter ce n’est pas se laisser aller car, en général, c’est à ses habitudes qu’on se laisse aller. Or, ici, il s’agit plutôt d’amener la conscience à se rapprocher de la sensation, celle d’adhérer au relief du sol, métaphore de la réalité. Or, celle-ci change constamment.
Dès lors, ne pas lutter, c’est avant tout la capacité à s’adapter aux situations, aux bosses et aux trous. C’est l’aptitude à « suivre », à la façon que le deuxième hexagramme du Yijing, Kun, le réceptif, nous l’indique.
Suivre, c’est la vertu du Yin par excellence. Ce n’est pas se soumettre, ce n’est pas imiter, c’est le pouvoir de donner forme à ce qui n’en a pas encore. C’est le pouvoir de la Terre.
Ne pas lutter doit se comprendre comme la capacité à laisser advenir la forme la plus adéquate, compte tenu de la situation. Pour cela, le texte nous dit qu’il nous faut partir à la recherche de ce qui est « bon » pour nous en acceptant de « descendre », c’est-à-dire en abandonnant les habitudes pour aller vers une écoute plus profonde de ce que le réel nous propose. Comme l’eau, il nous faut aborder les profondeurs qui, habituellement, nous font peur car pleines de silence et d’inconnu. La base de soutien à laquelle, en général, nous aspirons, est là, au milieu du vide. C’est en acceptant la chute que nous pouvons éprouver l’appui qu’elle nous donne.

處眾人之所惡 Chu zhong ren zhi suo wu
故幾於道 Gu ji yu dao

Aborder le silence au fond du corps c’est se rapprocher du Dao.
Les humains craignent de descendre dans les ravins. Pourtant la chute est l’essence de ce qui nous donne du poids : notre forme corporelle. Celle-ci porte en elle-même sa limitation. Elle est mortelle. C’est en effet un gouffre vertigineux qui, bien souvent, dès que nous en avons conscience vers l’âge de raison, nous amène à nous figer. On commence à déserter le bas, à refuser de se risquer. On s’agrippe à ce qu’on est, en refoulant l’incertitude.
Le 29ème hexagramme du Yijing, xi kan 習坎, « l’eau insondable » ou « l’entraînement aux ravins » ou la « pratique du danger », selon les auteurs, donne une belle image de notre peur devant le gouffre. Mais, comme l’oisillon qui apprend à voler, la pratique répétée permet de développer une aptitude à trouver un appui dans le vide. On ne peut se doter de cet appui sans s’exercer au gouffre. On ne peut faire face à la mort et à la perte que si on se donne des images et un langage qui permette d’intégrer cette dimension dans la vie. Ce langage doit pouvoir se transmettre. A défaut, c’est la peur qui se transmet d’une génération à l’autre. Peur du gouffre qui borde nos vies.

居善地 Ju shan di

La demeure qui est bonne pour nous c’est la Terre, le sol. La Terre est bonne.
La Terre est la mère qui nous donne un soutien indéfectible sans rien nous demander en échange. Elle constitue tous nos appuis, nos contours ainsi que toutes les tentures et les diaphragmes sur lesquels nous pouvons nous reposer. Encore faut-il que nous en ayons conscience, que nous fassions la démarche de nous en rapprocher. La sensation de notre poids juste nous aide à y parvenir.
La méditation, immobile ou dynamique, qui consiste à constamment diriger la pensée et la respiration vers la sensation de la base nous invite à lâcher ce que, habituellement, nous retenons vers le haut. Vider le haut et remplir le bas est une des phrases les plus répétitives de l’enseignement du Qigong. Comme pour le fil à plomb, il convient de s’enraciner dans le Ciel, de se suspendre à un fil extrêmement ténu et de laisser ruisseler la forme vers le sol, avec la constance et la subtilité de la rosée. On ne peut parvenir à cette sensation d’emblée, bien sûr, et c’est la pratique sans impatience qui augmentera, à coup sûr, la sensation de la stabilité, de la verticalité et de l’ouverture. Habiter à même le sol implique un lien au Ciel, abstrait et néanmoins perceptible, pour peser de façon juste sur le sol et sur les évènements. Léger et lourd sont inséparables.
Être dans son poids c’est faire l’expérience d’une chute. Un approfondissement permanent qui révèle toutes les articulations, tous les vides, tous les passages par lesquels le souffle nous traverse.

心善淵 Xin shan yuan

Cette profondeur abyssale dans laquelle nous chutons, c’est la nature du cœur et de tous ses orifices. Ce sont toutes les vallées, petites et grandes, dans lesquelles l’eau peut circuler, tantôt doucement, tantôt de façon impétueuse, sous forme de torrents, de sources, de fontaines, de rosée, de vapeurs, de nuages et de pluie. C’est l’eau de la profondeur et l’eau de surface. Mais, avant tout, le texte nous dit qu’elle vient d’en haut, du Ciel. Nos destinées y sont suspendues, elles échappent à notre prévision.
C’est dans la présence à ce qui est, que nous pouvons, parfois, en saisir l’essence ; une présence orientée, ancrée subtilement au Ciel, qui se dépose justement sur terre, face au Sud, adossée au Nord, l’Est à gauche et l’Ouest à droite.
Dès lors que nous abritons le tourbillon vide, yuan , le cœur est satisfait. Unifié, il peut gouverner dans la grandeur et la légèreté. La profondeur abyssale propre au cœur creuse le vide où logent les shen , les esprits, qui, bien sûr, n’ont pas peur de leur demeure.
La peur du vide et de la descente exprime, il est intéressant de le dire comme cela, la peur de l’absence des esprits. Comme si l’oisillon avait peur de ne pas trouver l’appui de l’air lors de son vol. La peur est souvent celle d’être désert, de ne plus être relié et de chuter dans le néant.
La métaphore de l’eau et du vide tourbillonnant nous invite à traverser cette peur pour apprivoiser la relation au vide. Celui-ci ne peut s’assimiler au néant, mais représente, au contraire, l’essence même de la base. La profondeur du cœur est la condition de notre conscience et de la « terrasse spirituelle », horizontalité subtile qui déploie les ailes faisant de la chute une expérience heureuse.

與善仁 Yu shan ren
La relation à l’autre ne peut être que bienveillante. Le terme utilisé pour exprimer la vertu d’humanité, ren, représente un homme suivi du nombre 2. Un homme en relation à lui-même comme à l’autre.
Yu , le caractère qui signifie la relation, veut aussi bien dire prendre que donner.
Il s’agit d’un échange. Il n’y a pas de morale dans ce qui est exprimé, mais simplement une évocation de l’efficacité du mouvement naturel. La vie est relation d’échange permanente, embrassade mutuelle jusqu’aux profondeurs abyssales du cœur, métamorphoses, dissolutions et reconstitutions. Toute lutte constituera un obstacle à la régénérescence dans ces profondeurs.
Au chapitre 7 du Laozi, qui précède celui-ci, le texte précise que les sages de l’antiquité, les sheng ren 聖人, ceux qui par l’écoute et la parole réunissent le Ciel, la Terre et l’Homme, tout en n’étant pas soucieux d’eux-mêmes, s’accomplissent malgré tout et cela au-delà de ce que toute volonté aurait pu permettre. Telle est l’eau, qui bonifie et harmonise sans jamais lutter. Lâcher son moi habituel, celui qui a peur de se perdre, conduit à s’offrir à la vie avec une spontanéité qui rend , tout à la fois, « autre » et plus « soi ».

言善信 Yan shan xin
La parole qui monte alors, issue de l’intention profonde (yi ) et des images qui l’éclairent (xiang) ne peut être que sincère, sinon elle n’est pas bonne. Seule la sincérité fait du bien, à soi comme à l’autre. Le langage, s’il n’est pas sincère, est un obstacle au ruissellement de l’eau et éloigne du Dao. Les dérèglements s’ensuivent, à l’intérieur ou à l’extérieur, dans le présent de notre génération et dans les générations futures. Il faut entendre que le mouvement naturel de la parole est la sincérité comme il est naturel pour l’eau de descendre. Le mensonge, volontaire ou involontaire, est une crispation, souvent lié à une peur. Peur de perdre la face, le contrôle, l’amour, les biens matériels, la confiance de l’autre ; peur d’être abandonné, puni, battu…
La sincérité n’implique pas forcément la transparence ou le complet dévoilement. La discrétion n’est pas le mensonge. Seule une présence à ce qui est, là encore, permet de trouver les mots les plus justes pour rendre compte de notre intention profonde, toujours insaisissable en totalité.
Wang Bi, commentateur éclairé du Laozi, au 3ème siècle de notre ère, souligne bien la relation entre intention profonde, yi, images, xiang et langage, yan .
Il dit ceci :
« Les images naissent de l’intention et les paroles naissent des images. Rien n’est plus efficace que les mots pour faire retour aux images et rien n’est plus efficace que les images pour approcher l’intention.
Les mots sortent des images et les images éclairent l’intention.
Mais, si les mots (qui sortent des images) sont fixés, alors ce n’est plus ce qu’on nomme langage et si les images (qui éclairent l’intention) sont fixées, alors ce ne sont plus les images (celles qui reflètent efficacement la subtilité de l’intention). »
Eclairés par ce commentaire de Wang Bi, nous voyons que la sincérité est surtout une question de mobilité, de discrétion et d’humilité de la parole. Celle-ci est un guide indispensable pour aller vers la profondeur et témoigner des régions obscures, silencieuses et inaccessibles. Mais elle ne serait pas adéquate si elle prétendait tout éclairer et venir à bout de l’obscur. C’est pourquoi les thérapies et les thérapeutes qui prétendent faire la lumière sur tout font plus de mal que de bien. Chercher à tout savoir n’a jamais rendu plus heureux. Par contre, éclairer sa vie en acceptant les pertes successives jusqu’à entrevoir que nous sommes fondamentalement coupés de la totalité, sans renoncer à l’approfondissement et au langage, nourrit notre vitalité et nous humanise.
Mais on ne peut symboliser la perte que si celle-ci est source de lien. Le langage est un lien. La perception de la base et l’ancrage dans le silence en sont un autre. Langage et silence ne s’excluent pas l’un l’autre, bien au contraire. J’ai rencontré bien des professeurs d’arts martiaux internes, très avancés dans leur cheminement énergétique, mais qui ont tous, à un moment donné, cédé à une colère qui frôlait la folie. Ce avec quoi ils étaient en contact dans leur approfondissement ne trouvait aucun langage approprié pour en rendre compte. Ils restaient coincés dans des images et des intentions répétitives et lancinantes. De même, j’ai vu de nombreux patients qui, après des années de thérapie mal ajustée, avaient la sensation d’avoir fait le tour de leur histoire personnelle sans jamais avoir trouvé de réconfort. Ils avaient une explication à tout, mais restaient enfermés dans les mêmes sensations.
La sensation est une émanation de la profondeur. Si les mots ne viennent jamais témoigner de ce plan, la personne est coupée d’elle-même. Mais si les sensations mobilisées par la pratique corporelle ne trouvent pas de mots pour se représenter et se transformer, le résultat est le même. Cynisme, colère et tristesse l’emportent. La joie ne peut provenir que d’un aller et retour entre la profondeur et la surface.
Il nous faut lâcher les a priori, que nous avons si souvent, concernant, tant l’importance du langage que celle de la sensation corporelle, pour aller au-delà de nous-même et contacter un plan plus vaste, insaisissable et pourtant soutenant, où les mouvements de l’eau peuvent se réanimer par ruissellement et ravissement.

正善治 Zheng shan zhi

Il s’agit, là , de l’art de gouverner, aussi bien sa vie, son entreprise qu’un pays. Le caractère zheng , gouverner, signifie administrer en mettant de l’ordre, de façon plutôt martiale. Il évoque quelque chose d’orthogonal, d’orthodoxe. Mais ce qui est bon pour gouverner, c’est zhi , mettre en ordre dans le sens de « ramener la paix ». C’est soigner, rétablir une régularité paisible. La partie gauche du caractère est le radical de l’eau. Rétablir la paix c’est arrêter la guerre, la lutte. On ne gouverne pas en provoquant les résistances mais en favorisant les liens harmonieux qui conduisent à la santé, d’un individu ou d’une collectivité.
La paix dans le corps est liée à la paix émotionnelle. On peut comparer l’émotion à la confluence de deux flots, à laquelle nous sommes soumis en permanence. Il ne s’agit pas de l’éviter mais de gouverner son attitude personnelle pour que ces flots trouvent toujours une issue paisible et régulière, au bout du compte.
Il y a des émotions en nous comme il y a des cataractes sur terre. Mais l’eau est gouvernée par le relief et finit par rejoindre la plaine ou son cours est plus paisible. Nous sommes souvent trop attachés à nos émotions comme si elles représentaient notre identité. Là encore, le langage est ce qui peut conduire nos sentiments vers une vallée plus calme où les échanges et la fertilité sont rétablis. Il n’y a qu’à observer à quel point, lorsque le langage manque, l’émotion gouverne. Peurs et colères font, alors, bon ménage pour déclencher la violence dans toutes les régions et les situations où le langage se réduit à quelques mots.
Pour cela, gouverner signifie qu’il nous faut rester en contact avec l’émotion qui nous traverse pour pouvoir la mettre en mots sans céder à la tentation, si fréquente, de la faire endosser à l’autre. Nous aimons rendre l’autre responsable de l’émotion qui nous saisit. Cela nous évite de nous l’approprier, nous y résistons farouchement et rien ne se résout. La colère et la frustration restent intactes même si nous pensons que nous avons raison.
Avoir raison ne sert à rien. L’eau n’a jamais raison, elle œuvre à sa tranquillité en ne luttant pas, c’est tout.

事善能 Shi shan neng
Traiter ses affaires avec capacité signifie qu’on ne peut pas plonger si on ne sait pas nager. Il faut d’abord en être capable. On ne peut dissocier son désir de son pouvoir. Accomplir des choses démesurées si on n’en a pas la force conduit à la ruine. Ne pas lutter signifie aussi qu’on ne doit pas se mettre, si on le peut, dans des situations impossibles. Qui ne s’est déjà trouvé dans une situation épuisante consécutive à une évaluation erronée ?
Mais en dehors des situations limites il y en a d’autres, plus courantes. Les affaires amoureuses, par exemple. Nous aspirons tous au lien amoureux. Mais, sommes-nous capables d’accueillir l’autre pour ce qu’il est au lieu de lui demander d’être celui que nous désirons qu’il soit ? Sommes nous capables de supporter cette différence et d’en faire un cadeau pour soi ? Là encore, ne pas lutter est l’enseignement de l’eau, de l’eau et des liquides, si importants dans le domaine des émotions et de la sexualité. Supporter la brûlure de la rencontre sans chercher à se réduire ou à réduire l’autre, voilà l’enjeu.
La capacité de mener ses affaires, cela veut dire connaître ses limites et les transformer au contact avec la situation, en toute sincérité. Il y a là matière à exercer son habileté.

動善時 Dong shan shi
La dernière des propositions en trois caractères du texte, traite de la mise en mouvement dong . Ce qui est bon pour le mouvement, c’est le moment, shi , caractère qui désigne le temps en général, aussi bien les moments que les 4 saisons si shi 四時.
L’eau porte la clepsydre en elle. Pour poursuivre son chemin, elle doit remplir tous les trous avant de déborder et se déverser. Elle ne peut aller plus vite que ce que le temps, lié à l’espace et au relief, lui impose. Et c’est comme cela qu’elle peut déferler comme paresser dans ses méandres. Mais jamais elle ne freine, jamais elle ne désire aller plus vite.
Dans le Suwen, à plusieurs reprises, notamment dans le chapitre 54, on associe le temps et les moments aux tendons. Le temps, dans le corps, est dans les tendons jin . Le choix du bon moment apporte l’humectation et la paix dans les muscles et les tendons, notamment au rassemblement des tendons, le tendon ancestral zong jin 宗筋. Le tendon ancestral assure la cohésion des os et des articulations et la bonne mobilité de l’ensemble de la structure corporelle, Avec chong mai, il humecte et imbibe les petites et les grandes vallées, apportant la tranquillité et la cohésion à l’ensemble du corps articulé.
Il y a un temps pour le mouvement et un temps pour l’immobilité. Si nous partons à la nage dans l’océan et dépassons la barre, pour revenir vers le rivage, il nous faudra attendre la bonne vague, celle qui nous y ramènera sans effort. Si nous luttons, souvent par peur d’être emporté vers le large, et essayons de nager malgré le flot contraire, nous nous épuisons et la noyade n’est pas loin.
Cette métaphore, que le texte porte en filigrane, vaut pour toutes les situations. L’eau choisit toujours la voie de moindre résistance, la voie naturelle.

夫唯不爭故無尤 Fu wei bu zheng gu wu you
C’est pourquoi, pour éviter les erreurs, et c’est ainsi que le chapitre se clôt, il convient de ne pas lutter.

L’eau et les liquides du corps :
La posture qui consiste à ne pas lutter, en découvrant sa pente personnelle et originale, ne peut que favoriser la libre circulation de l’eau et des liquides, en profondeur comme en surface.
L’accumulation de l’eau, nous dit le chapitre 81 du Suwen, c’est l’eau ancestrale, shui zong 水宗 et le yin accompli, Zhi yin 至陰.

En voici un extrait :
水宗者積水也
shui zong zhe ji shui ye L’eau ancestrale, c’est l’eau accumulée
積水者至陰也
ji shui zhe zhi yin ye L’accumulation de l’eau, c’est le yin accompli
至陰者腎之精也
zhi yin zhe shen zhi jing ye Le yin accompli, c’est l’essence (Jing) des reins.

Par eau ancestrale, il faut comprendre l’eau qui, par rythmes, concentrations et raffinements successifs, porte en elle une mémoire allant jusqu’au Tam-Tam des origines.
L’accumulation est une mise en réserve sans cesse répétée.
Le yin accompli est, en quelque sorte, la base de la base, résultat d’une sédimentation et d’une déposition constante liée à la liberté laissée à l’eau d’aller selon son chemin.
Zong, c’est, par la création du rythme, la disposition d’un vide, d’une articulation, celle du temps comme Ciel dans le corps. Un vide au milieu du plein. Une disposition synaptique et discrète au monde. La base de la base semble alors porter en elle sa propre éclipse.

L’eau ancestrale est le jing, l’essence ou, selon Jean-Marc Eyssalet, le principe vital. Elle nourrit les moelles et leur mer, le cerveau, clarifie la vision, assouplit les articulations et renforce leur cohésion. Le chong mai, sous l’impulsion du souffle rythmique ancestral, Zongqi, imbibe et infiltre les petites et les grandes vallées.
Une telle disposition ne peut-être entretenue que par une présence au monde facilitée par une pratique méditative. Celle-ci ne se réduit pas à l’assise. C’est une posture de vie où détachement et conscience accrue relèvent d’un agir qui n’est pas une lutte mais une navigation inspirée dans le courant tumultueux de l’existence. Nous ne pouvons maîtriser que notre talent à conduire l’embarcation qui est la nôtre sans fatigue excessive.
Mais dans les impasses de l’existence et dans les maladies qui peuvent nous assaillir, il est bon, pour nous acupuncteurs, de méditer sur quelques points qui, choisis en fonction des situations, peuvent apaiser le tumulte des flots et reposer le jing, le qi et le shen.

En voici quelques-uns , parmi les nombreux points auxquels chacun peut penser:

-7P, lieque, 列缺« l’Eclair dans le Ciel », point clé du Ren mai, source supérieure des liquides, couplé à
-6Rn, Zhaohai 照海 « Océan scintillant », point clé du Yin qiao mai, source inférieure des liquides.
L’association de ces deux points soutient l’approfondissement du souffle, notamment de weiqi dans son parcours nocturne, 25 fois répété, de l’intériorité organique.

-8 Rn Jiaoxin 交信 « Croisement intime sincère », point xi du yinqiaomai, dans la même perspective d’ancrage puissant au yin. L’idée de sincérité donne à penser que ce point nourrit la confiance et la tranquillité.

-5 Rn Shuiquan 水泉 « la source ou la fontaine de l’eau ». On peut difficilement l’écarter,du fait de son nom. Point xi du zushaoyin. Il tonifie chongmai et renmai.

-10 DM Lingtai 靈臺 « la terrasse de l’âme », qui restaure le souffle et donne un appui fondamental qui calme l’esprit de façon très subtile.

-30 E , Qichong qi 氣衝 « le carrefour du souffle ou souffle impétueux », point de croisement du yangming, chongmai et zongjin, point de passage de tous les yin et tous les yang (chapitre 44 du Suwen), extrêmement important dans l’exercice du Qigong. C’est un point de passage du plan des méridiens ordinaires à celui des méridiens extraordinaires. Il aide à la sensation et à la vitalité de la base.

-1 MC Tianchi 天池 « l’étang du Ciel » qui purifie la chaleur du thorax et permet un abaissement du souffle.

-2 MC Tianquan 天泉 « la fontaine céleste » qui nourrit le cœur et calme le shen, apaise la douleur et élargit le thorax.

-4 C Lingdao 靈道 « la voie de l’efficace spirituelle », point jing métal du méridien du cœur. Il nourrit le cœur, apaise l’esprit, détend les tendons et assouplit les articulations.

-5 C Tongli 通里 « communique avec l’interne » Point luo du méridien du cœur. Il harmonise le cœur et le shen,, relâche les tendons et assouplit les articulations.

-52 V Zhishi 志室 « la demeure du vouloir » Tonifie les reins et le jing.

-67V Zhi yin 至陰 « le yin accompli ». Point racine et point jing métal du zutaiyang qui se noue au mingmen, au centre de l’œil. Clarifie le cerveau et augmente l’acuité visuelle.

-28 E Shui dao 水道 « les chemins de l’eau » Elimine la chaleur des trois foyers, perméabilise les méridiens et fait circuler l’eau.

-2TR Ye men 液門 « la porte des liquides profonds » point yong-froid du shoushaoyang, rafraîchit et purifie la chaleur des trois foyers, abaisse le souffle.

La liste des points n’est pas close et chacun pourra y ajouter ceux qui l’inspirent.

En guise de conclusion, je citerai un extrait du chapitre 32 du Laozi :

道常無名
Dao chang wu ming
樸雖小天下莫能臣也
Pu sui xiao tian xia mo neng chen ye
候王若能守之
Hou wang ruo neng shou zhi
萬物將自賓
Wan wu jiang zi bin
天地相合以降甘露
Tian di xiang he yi jiang gan lü

« Le Dao constant est sans nom.
Le bois brut (métaphore du Dao), bien qu’il soit minuscule, nul sur terre ne peut l’assujettir.
Mais si princes et rois sont capables de l’abriter, les dix mille êtres, d’eux-mêmes s’inclinent. Le Ciel et la Terre s’unissent mutuellement et une rosée douce se met à descendre. »

La descente de la rosée est une image toujours pertinente pour nous inviter à contacter le silence au fond du corps et à nous y déposer, à l’écoute de ce qui est, prêt à épouser la situation et à suivre la pente la plus juste, sans lutter. Ainsi, l’eau s’accumule et, par ruissellements maintes fois répétés, elle œuvre dans les profondeurs du corps pour que la tranquillité l’emporte sur le tourment, pour que les jingshen préservent la vie en déposant une rosée lumineuse et douce dans le cœur, les rigoles et les orifices.


Bibliographie :

-Tao Te King. Le livre de la Voie et de la Vertu. Traduction de Claude Larre. Ed Desclee de Brouwer. Paris 1977
-Livre de la Voie et de la Vertu. Dao De Jing à l’usage des acupuncteurs. Trad. Henning STRØM. Ed. You-Feng 2004
-The Classic of the Way and Virtue. Tao-te ching of Laozi as interpreted by Wang Bi.
Trad. Richard John Lynn. Columbia University Press 1999.
-Yi Jing. Le livre des changements. Cyrille J-D Javary et Pierre Faure. Ed. Albin Michel 2002
-Yi Jing ou La marche du Destin. Michel Vinogradoff. Ed. Dervy 1996
-Jean-Marc Eyssalet in Yang Sheng. Revue n°2 Connaissance de l’acupuncture. Ed. You-Feng 2006
-Acupuncture. Jean-Marc Kespi. Ed. Maisonneuve 1982.
-Dictionnaire des points d’acupuncture. Gérard Guillaume et Mach Chieu. Ed. Guy Trédaniel, coll. la Tisserande 1995