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Le fœtus et le placenta : A propos de l’image du corps taoïste

2 janvier 2012

Par Benny CASSUTO / FA.FOR.ME.C / Strasbourg 27 Novembre 2004

Revenir de la vieillesse vers l’enfance, non pas comme une régression mais comme une exploration des origines, tel est le propos de la méditation taoïste. Celle-ci a probablement été l’une des techniques essentielles auxquelles les anciens ont eu recours pour édifier la théorie de la médecine chinoise. C’est en cultivant un état de conscience où la perception est proche de celle du fœtus dans la matrice, que les méditants ont pu approcher le mystère de l’Unité. Ils ont pu ainsi produire un modèle du vivant immergé dans son environnement et dans son histoire, pertinent et en pleine évolution encore maintenant.

C’est en recréant, par l’exercice de la petite révolution céleste, la respiration interne embryonnaire, qu’ils peuvent décrire l’état de retour à la vacuité et au non-agir, qui est à la base du Taoïsme. Celui-ci est considéré par ceux qui s’en réclament, comme une « science » au service de l’exploration de la voie naturelle, Cette approche se fait par la voie interne et c’est en se rapprochant de la conscience prénatale qu’on s’en donne les outils.

Comment comprendre cela ?
A mon sens, en redonnant au placenta la place qu’il mérite. C’est en effet dans cet abri que l’être se construit avant tout. Le placenta, souvent représenté, dans l’imagerie habituelle, comme une prolongation de la matrice est en fait une prolongation du fœtus puisqu’il se développe à partir de l’œuf fécondé après enfouissement dans l’endomètre. C’est durant cette période d’enfouissement de la nidation que l’œuf se divisera entre ce qui sera l’embryon lui-même et les annexes qui constitueront le placenta : les enveloppes, le liquide amniotique, la galette placentaire elle-même, faite de l’entrelacs des cotylédons où sang maternel et sang fœtal se côtoient sans jamais se confondre, sauf à mettre en danger la grossesse, véritable poumon d’où émerge le cordon ombilical. C’est par l’ombilic que le fœtus respire et c’est cette respiration ombilicale que les taoïstes s’efforcent de reproduire dans la méditation.

Après la naissance, la respiration passe de l’ombilic au nez. Toute la perception était, jusque-là, plongée dans « l’homogénéité » du milieu fœtal, construisant l’être en continuité de ce milieu, à la fois porté par lui et le portant au fond de son intimité.
A la naissance, une coupure sans retour a lieu qui nous sépare et nous impose de nous constituer dans la différence. Soi et l’autre sont des entités distinctes et toute la construction, aussi bien physique que psychique, d’un humain se base là-dessus.

L’Hôte et l’Invité :
En élaborant progressivement par l’intention, l’image et le langage les moyens de grandir dans un univers de sens, l’enfant recrée les conditions du placenta, cette fois-ci aérien, où, adulte en devenir, il peut retrouver le sentiment d’appartenir à un monde supposé le porter. Le porter et être porté par lui, à la façon singulière de chaque être, le rejouant suivant sa partition propre.
Porter et être porté, être l’ hôte en même temps que l’invité, cette idée est au cœur de l’image du corps taoïste qui représente la personne incarnée comme enceinte d’elle-même. Avoir un corps, c’est comme être en gestation d’un soi proche de cette totalité fœtale évoquée plus haut. Un soi aussi vaste que le mystère des origines.
Le caractère chinois Shen, un de ceux qui désigne le corps, représente d’ailleurs une femme enceinte.
Avoir un corps c’est porter une dimension qui nous échappe et de laquelle on peut néanmoins s’approcher, que ce soit par le biais des techniques de méditation ou par une activité spirituelle qui prenne en compte la force qui nous fait tendre vers cette unité, sans espoir d’y parvenir en totalité, qu’on nomme « Désir ».

You Yu 有欲 et Wu Yu 無欲 Avec Désir et Sans Désir :
« Désir et Sans désir » ne sont pas des contraires, comme on pourrait le croire, mais émergent ensemble, comme le dit le premier chapitre du LaoZi , même si leurs noms sont différents. « Avec désir, c’est pour observer les choses manifestes, Sans désir c’est pour apercevoir les subtilités merveilleuses ». Sans désir se réfère au fœtus, s’oubliant dans l’homogénéité de la vie intra-utérine (intra-placentaire), Avec désir se réfère à la vie après la naissance, quand nous tendons constamment à tisser du corps et du sens pour notre vitalité, à recréer sans cesse un placenta qui nous nourrisse sur le plan corporel, émotionnel, psychique et spirituel.

A propos de « l’homogénéité » du milieu fœtal voir : Jean-Marie Delassus, « le génie du fœtus », vie prénatale et origine de l’homme. Ed Dunod, Paris 2001 ( J-M Delassus est chef du service de Maternologie à l’hopital de St Cyr L’Ecole)

LaoZi, Dao de Jing, le livre de la Voie et de la Vertu (du Chemin et de son Pouvoir).
Constamment, nous portons la mémoire de notre vie fœtale. Elle est enfouie au plus profond de nous et continue d’influencer notre existence. Je n’insisterai pas sur ce qui peut faire traumatisme au cours de cette période cruciale de la vie. Ce n’est pas mon propos aujourd’hui, mais sur ce qui fonde, au contraire, une source de vitalité. Avoir été à l’abri d’un placenta constitue une sorte de « bénédiction » fondamentale, un bien dire, qui nous inscrit comme fondé au sein même du mystère du Ciel-Terre, dont nous sommes la progéniture avant même d’être celle de nos parents et de nous inscrire dans une lignée familiale. Comme l’empereur de Chine, nous sommes les enfants du Ciel avant tout.
C’est cette dimension sacrée qui nourrit le lien au monde. Lorsque cette dimension est perdue de vue, la blessure s’installe d’emblée. Nous ne nous percevons plus comme « porté » ou « porteur » et la vie perd du sens. On se « porte mal », comme sujet à une hémorragie occulte qui finirait par nous anémier. Elle peut passer inaperçue dans un premier temps, mais nous finissons toujours par en ressentir une fatigue intense. Contacter la mémoire fœtale, c’est reprendre conscience corporellement, par le souffle et par les sens, par l’expérience d’un langage au service de la sensation, que nous baignons dans un monde où tout n’est pas joué à l’avance, figé dans une prédictibilité et une causalité d’où toute poésie serait évacuée.
Un monde où la dimension insolite du rêve n’est pas absente et vis-à-vis de laquelle nous avons une responsabilité : celle de la porter dans la réalité, pesant ainsi sur notre destinée au lieu de la subir.

Le rêve dans la réalité ou le fœtus à l’œuvre :
Un caractère chinois est employé dans les textes pour évoquer le temps de la grossesse et le voile qui la protège des regards indiscrets. Ce caractère est aussi celui qui désigne le secret à l’œuvre dans le corps de la personne et que la méditation propose de côtoyer. Un gond subtil entre Désir et Sans Désir qui désigne les rapports entre la part apparente et la part masquée qui me composent et dont je suis l’acteur obligé. Ce caractère se prononce Ling et désigne l’esprit. Non pas comme Shen qui représente la mobilité des esprits que nous abritons et que le caractère associe plus à la fumée qui s’élève vers le ciel, mais plutôt comme le ruissellement de la rosée, ou de la pluie, du Ciel vers la Terre. L’idéogramme représente un groupe d’humains se réunissant pour appeler la pluie par le chant et montre, dans sa partie supérieure, que la pluie tombe, en réponse au chant.
C’est un caractère qui parle du temps de l’incarnation. Du temps nécessaire au Ciel pour répondre et répandre sa réponse sur la Terre, dans le domaine des formes.

L’articulation entre ce qui porte et ce qui est porté, l’espace placentaire voué à disparaître dans sa forme liquidienne lors de la délivrance, continue, du point de vue taoïste, à œuvrer du fond de la cachette corporelle. C’est le gond qui relie la vie à son mystère. Cette énigme, qui nous habite, nous invite constamment à la questionner, à inventer des images et du langage qui en rendent compte.
Sensations, images et langage sont les feuillets à l’intérieur desquels un humain se construit en établissant une relation viable au monde et à son entourage. Mettre le langage et l’expression au service de ce que nous ressentons que nous portons pour révéler cet invité de marque relance la vitalité, nourrit le Qi, et modifie le regard que nous portons sur nous-même et sur l’autre.

En conclusion : et le corps énergétique ?

Corporellement, l’architecture énergétique décrite par la médecine chinoise peut se voir comme l’enveloppement et le vaisseau placentaires.
En considérant les 6 couches énergétiques des trois Yin et des trois Yang, nous pouvons les penser en termes d’enveloppes et de liaisons.
-Le Tai Yang est comme l’enveloppe qui à la fois nous protège et exprime notre rayonnement. Le Shao Yin est le vaisseau qui relie au plus intime.
-A la charnière entre Yin et Yang, le Yang Ming se tourne vers le Yin et le Tai Yin se tourne vers le Yang. Cette articulation, qui est un retournement, se manifeste plus radicalement dans les grandes liaisons de ces deux méridiens, les 15ème et 16ème Luo, XuLi 虛里 ( structure vide) et Da Bao 大包( grande enveloppe ou enveloppe du grand) qui résonne au point de même nom, 21 Rate-Pancréas. Ces grands Luo sont décrits au chapitre 18 du Suwen et à la 26ème difficulté du NanJing. On dit que la « Grande Enveloppe » est le vêtement de Zong Qi et que la « Structure Vide » en est le vaisseau qui fait battre le cœur et respirer les poumons après avoir enfilé le diaphragme, venant des profondeurs du centre du corps.
-Quant à Shao Yang et Jue Yin, charnière au sein du Yang et charnière au sein du Yin, ils semblent au service de la distinction, de la coupure qui s’inscrit en nous, intervalle entre l’hôte et l’invité, entre Désir et Sans-Désir, entre la Forme et le Sans-Forme comme l’illustrent bien le couple Maître-Cœur/Triple Réchauffeur en regard du couple Foie/VB. Il y a un soi-même et un soi-Autre, une dimension consciente, en prise avec la réalité, et une dimension inconsciente, tissée du rêve de chacun, parente des subtilités merveilleuses, un soi fœtal se construisant avec constance dans une autre réalité.

Le corps énergétique est une combinaison subtile d’enveloppements, d’intervalles et de pulsations.
A l’image du placenta. il nous relie tout à la fois au monde, au rêve et aux ancêtres, ceux-ci allant jusqu’à l’origine du Ciel-Terre.
Le corps est notre avers et notre revers. Il nous met face à notre destinée (Ming) ,en relation avec l’intimité de notre nature propre (Xing) , les deux échappant constamment à l’emprise de notre savoir, mais nous invitant avec la même constance à « faire de cette maladie un remède.»