Article7_SILENCE

Le silence de la base et les qiaomai

4 janvier 2010

De l’enseignement sans paroles au regard désirant. Par Benny CASSUTO
/ Congrès AFA 2010 Bercq



Au dessus de mon bureau trône une calligraphie en 3 caractères anciens qui dit : Tian zhong shui 天中水
« Au milieu de l’eau, le ciel » Cette image saisissante pourrait se traduire dans le corps par : « Au milieu du talon, l’œil ». L’œil où se croisent et se mélangent harmonieusement yin et yang (jiao ).

Ouverture et fermeture, mydriase et myosis, vue pointue ou vue d’ensemble, regard tourné vers le dehors ou regard relié au dedans. A ce titre, l’œil et la vision sont emblématiques de tous les orifices et de tous les sens. Il s’agit de l’aventure de notre perception, ancrée dans le silence de notre profondeur et déployée vers la multitude diaprée du monde.

Une de nos attributions est de nous dresser sur la pointe des pieds pour regarder au loin. Ce sont les qiaomai qui expriment cette fonction-là dans le corps. Par le yangqiao nous regardons loin au dehors et par le yinqiiao nous nous laissons révéler loin au dedans par ce que nous voyons dehors.
Les Qiaomai 蹻脈 sont, parmi les huit méridiens extraordinaires, ceux qui ne sont pas encore complets à la naissance. Le bébé ne tient pas debout. Ils ne seront pleinement opérationnels qu’à l’âge de 2 ou 3 ans, lorsque l’enfant, non seulement se met debout mais se dresse sur la pointe des pieds, pour danser par exemple. Ce moment coïncide avec la continence de ses orifices inférieurs. C’est au moment où l’enfant commence à être autonome dans le contrôle de ses besoins, quand il commence à avoir conscience de son individualité, quand son moi se distingue du corps maternel, qu’il peut regarder au loin, vers l’autre, avec désir, Il se dresse et s’élance en même temps qu’il fait l’apprentissage de ce que cela lui fait vraiment.
Qiaomai exprime donc la possibilité de se différencier, de rebondir dans sa singularité et d’être créatif pour sa propre existence.

Le couple de caractères qui, dans les textes, désigne la pathologie des qiaomai est huan-ji, 緩急 relâché ou contracté, spasmé.
Dans le qi jing ba mai kao, traité sur les huit méridiens extraordinaires, Lishizhen au ch 2 dit :
« Lorsque le yinqiao est malade, le yang est relâché (huan ) et le yin est spasmé (ji ) .
Lorsque le yangqiao est malade, le yin est relâché (huan) et le yang est spasmé (ji).
Ces deux états, relâché ou spasmé, évoquent la grande implication de ces deux méridiens dans toute la dynamique tendino-musculaire, l’aisance ou bien, soit l’affaissement soit l’excès de tension.
La bonne aisance étant une combinaison très subtile du yin-yang, de relâchement et d’ élan.
Il se trouve que cette dynamique va du talon à l’œil.
Plus que des trajets méridiens il faut y voir une grande dialectique du yin-yang. Celle de la mise en tension. Les Weimai sont l’amarre et la relation luo, les Qiaomai sont la mise en tension, comme la corde d’un arc, de cette amarre. L’équilibre entre le relâchement et la tension dénote de la santé de cette fonction qui consiste à se dresser et à se mettre en mouvement. Qiao c’est s’ériger et marcher. Entre relâchement et tension il y a la juste posture, celle qui relie ciel et terre dans le corps, celle qui va du silence du talon à la clarté des orifices de la face, notamment l’œil où les deux méridiens font jonction avec le taiyang de pied au point jingming 1V.
Mélange subtil d’ouverture et de fermeture la physiologie des qiaomai porte en son cœur la présence de l’indistinct, du hundun, Chaos, pour tempérer, tamiser, rassembler et harmoniser.

Au chapitre 7 du Zhuangzi, l’empereur de la mer du Sud, Chu et l’empereur de la mer du Nord, Hu, (Jean Lévi les nomme avec justesse « Illico et Presto) sont invités souvent par l’empereur du Milieu, Hundun. Comme ils avaient été si bien reçus, ils décident de lui faire un cadeau en retour. Comme Hundun n’a aucun orifice, qu’il ne peut rien percevoir et qu’il est comme un sac indistinct, ils décident pour lui faire plaisir de lui percer chaque jour une ouverture, car les hommes, disent-ils, ont sept ouvertures pour voir, entendre, manger et respirer. Au septième jour, Hundun a rendu l’âme.
Il n’est pas dans la nature de Hundun de distinguer, nommer, goûter. S’il le fait il n’est plus Hundun, le chaos indistinct, l’ancêtre de toute distinction. Sa présence silencieuse est nécessaire à la saisie de l’unité, à la sensation de parenté avec le Ciel-Terre.
Ce n’est pas parce que nous connaissons les tenants et les aboutissants de la Création que nous en savons plus. Il nous faut nous y plonger pour ressentir la force du désir, non pas celui d’obtenir et de posséder mais plutôt celui de vivre, d’être plein de vie.

Le Laozi est une invitation constante, dès le premier chapitre, à exister dans ce paradoxe qui consiste à savoir sans savoir, à agir sans agir, à désirer sans désirer. Le couple wu-you 無有, « il n’y a pas-il y a », est sans arrêt à l’œuvre pour nous faire pressentir ce fondement essentiel : il est bon de faire fonctionner notre langage et notre fonction sensorielle de représentation des choses et des êtres dès lors que nous admettons que ce dont nous parlons dépasse radicalement les mots et les images et, de ce fait, nous échappe constamment.
Nous ne pouvons percevoir notre relation au mystère de l’origine que si nous faisons silence, ce qui ne veut pas forcément dire qu’il faut se taire mais que la parole vraie est forcément discrète (au sens dicontinue) et tamisée. C’est cette présence de Hundun au cœur de notre propos qui nous rapproche de l’essence.

Au chapitre 2, Laozi, après nous avoir dit que le beau et le laid sont inséparables comme le bon et le mauvais, nous répète que wu et you, naissent l’un de l’autre, comme le facile et le difficile, le long et le court, le grand et le petit, la note et le bruit…
C’est pourquoi, poursuit-il, le sage (shengren 聖人) se place pour ses affaires dans le « non-agir »chu wu wei zhi shi 處無為之事 et met en œuvre l’enseignement par ce qui n’a pas de mots, xing bu yan zhi jiao 行不言之教.

Il revient dessus au chapitre 43, court et très beau, où il dit :
« Dans le monde, le plus abouti du souple vient à bout du plus abouti du dur. Ce qui n’a pas pénètre ce qui n’a pas d’intervalle. C’est pourquoi je sais qu’il y a un avantage à ne pas agir, wu shi yi zhi wu wei zhi you yi 吾是以知無為之有益
L’enseignement par ce qui n’a pas de mots et l’avantage du non-agir, dans le monde c’est ce qui est rare bu yan zhi jiao, wu wei zhi yi, tian xia xi ji zhi 不言之教無為之益天下希及之 »

Trajets et points des qiaomai :
Reprenant le Nanjing et le Lingshu, Lishizhen au chapitre1 dit (trad. Jean-Yves Leroll):
« Le yinqiao est une branche séparée(bie ) du shaoyin de pied. Son animation surgit au milieu du talon, en arrière du point rangu 2Rn 然谷, avec le shaoyin de pied il enfile l’interne du mollet par dessous zhaohai 6Rn 照海, il monte à 2 cun à l’interne du mollet et constitue un dépôt de souffles à jiaoxin 8Rn 交信.
Il monte et file droit à l’interne de la cuisse, pénètre au yin (les organes génitaux), monte s’enfiler le revers (li) de la poitrine, entre à quepen 12 E 缺盆, émerge en haut à renying 9 E 人迎. Jusqu’au pharynx-larynx il s’enfile le Chongmai avec lequel il échange, rentre à l’angle interne de l’os malaire.
Il circule vers le haut et établit une relation d’échange avec l’angle interne de l’œil. Avec taiyang, yangming et yangqiao, ces 5 mai là, il monte se réunir à jingming 1V 睛明.
En tout huit points. »
Pourtant seuls 6 points sont cités. C’est probablement que là où il enfile Chongmai on parle de Lianquan 23RM, « la fontaine claire » et l’angle interne de la pommette doit signifier le 3 E Juliao où il croise avec Yangqiao.

« Le yangqiao est un séparé du taiyang de pied, son animation surgit au milieu du talon. Il sort à l’extérieur de la cheville, par dessous le taiyang de pied au point shenmai 62V 申脈 et vient entourer par derrière l’ensemble du talon. Il constitue un enracinement à pucan 61V 僕參.
Puis il monte faire réunion à l’externe de la cheville à 3 cun, il amasse ses souffles à fuyang 59V 跗陽, file droit vers le haut en s’enfilant l’angle externe de la cuisse, traverse les côtes. derrière l’os de la hanche il monte faire réunion au taiyang de main et au yangwei à naoyu 10IG 臑輸. Il parcourt en superficie l’omoplate et l’épaule, se réunit au yangming de main à jugu 16GI 巨骨, fait réunion au yangming de main et shaoyang de main à jianyu 15GI , monte à renying 9 E, et vient pincer les deux côtés de la bouche. Là il fait réunion au yangming de main et pied et à renmai à dicang 4 E 地倉.
Il accompagne le yangming de main jusqu’à juliao 3 E et de nouveau fait réunion à renmai au point chengqi 1 E 承泣.
Jusqu’à l’angle interne de l’œil avec taiyang de main et de pied, yangming de main et de pied et yinqiao, avec ces cinq là, il monte faire réunion au point jingming 1V. A partir du 1V il monte et pénètre à la limite des cheveux, redescend par derrière l’oreille et pénètre à fengchi 20VB 風池. »

Que nous inspirent ces trajets et le nom des points en tous cas pour certains ?
Les deux qiaomai surgissent au centre du talon.
Le yinqiao débute en arrière d’un point dont le nom, rangu signifie « la vallée telle qu’elle est ». Il débute proche de l’essence de la vallée, du creux, il se poursuit au 6Rn, zhaohai qui signifie « l’océan qui brille, qui réfléchit une image ».
Du 2Rn au 6Rn, le méridien passe d’une représentation essentielle du creux à une première image lorsque la lumière éclaire l’eau qui, alors, devient comme un miroir. Depuis longtemps je considère ce point, zhaohai, comme très efficace lorsqu’il s’agit de relancer une bonne image de soi. L’estime de soi est une empreinte que laissent les premiers regards portés sur l’enfant. Ou plutôt, et ce n’est pas contradictoire, c’est comme l’empreinte que laissent les premiers reflets que l’enfant perçoit de lui-même dans le regard de ceux qui l’accueillent. C’est comme un premier socle pour que le désir de vie rebondisse et s’entretienne. Un premier miroir indispensable pour que l’enfant, le futur adulte, porte en lui une représentation lumineuse et crédible qui lui permettra d’assumer sa solitude fondamentale sans chercher sans cesse la confirmation dans le regard des autres qu’il n’aura pas eu au départ de son existence.
Le yinqiao fait ensuite un dépôt de souffles à jiaoxin, 8Rn « croisement intime, sincère et digne de foi ». Nous restons dans la continuité de la fondation d’un désir qui s’ancre de façon fiable dans le rapport au monde et à l’autre. Par ce point je n’observe pas la réalité, j’en fais intimement partie. Je ne désire pas prendre, je désire exister, pleinement et sincèrement.
Le méridien poursuit en se reliant aux organes génitaux, au yin, monte à la poitrine qu’il prend par le revers, côtoyant donc le tourbillon bouillonnant jusqu’à quepen, 12 E, un autre creux, un bassin ébréché, où il y a un manque. Un manque qui est propre à l’humain, imparfait par nature. On approche du visage, on est sur le trajet du yangming qui porte nos besoins, notamment en nourriture. Certes nous avons besoin d’une image fiable de nous-mêmes mais aussi de manger, de vivre dans ce corps de besoin.
Le trajet se poursuit à renying, 9 E,« accueil de l’humain », à un autre niveau cette fois, plus adulte, proche des orifices de la perception et de l’expression, moins silencieux. L’interne croise avec l’externe, le yinqiao avec le yangqiao. C’est de concert avec chongmai et vraissemblablement les zongmai que le yinqiao s’avance vers le yang.

Puis le yinqiao vient se terminer à jingming 1V, « la pupille lumineuse » où la brillance des essences (jing ) dans un nom secondaire. Comment ne pas faire l’analogie entre l’océan qui brille, 6Rn, et le miroir que représente l’œil et sa clarté? L’œil est le lieu où croisent les esprits lumineux et le mystère des essences, du principe de vie.
On voit que le yinqiao exprime la mise en tension de la relation qu’un humain tisse avec lui-même et qui, par cet étirement, cette mise en mouvement, manifestera jusqu’à l’œil la lumière de la profondeur depuis l’obscurité silencieuse du talon et du creux essentiel.
Mais en retour, l’œil accueillera la lumière du dehors qui viendra éclairer la profondeur, comme le regard aimant de ceux qui accueillent un nourrisson a nourri le miroir intime qui a permis à l’enfant de se constituer progressivement un moi fiable et solide, distinct et séparé de celui de sa mère.
Par le yinqiao j’éclaire le monde de ce que je suis et je suis éclairé profondément par le monde dont je fais partie.
Tous les points du yinqiao portent les images du creux, de la vallée, du manque d’une part et de la lumière et du croisement accueillant et sincère d’autre part.
C’est comme si ce trajet énergétique nous porte constamment à la présence, à l’ici et maintenant., nous invitant à nous dé-saisir de notre image extérieure pour nous appuyer sur une représentation intérieure qui nous fonde comme faisant partie intégrante du monde. Nous avons tout, nous n’avons besoin de rien de plus.

Avec yangqiao nous nous tournons vers l’extérieur. Dès le premier point, 61V, pucan « participer à l’attachement, au service » on est dans le monde de l’attachement, du besoin et du réel. Avec shenmai, 62V, le mai de l’heure shen (l’heure des reins), nous entrons dans la temporalité. Nous sommes dans le temps des 4 saisons, les êtres naissent, croissent, dépérissent et meurent. Ce point est marqué par le temps.
A fuyang, 59V,on s’adosse au yang, à cette temporalité spatiale.
Sans chercher à tout prix à donner un sens au nom de chaque point, disons que dans son trajet, le yangqiao va prendre des relais aux articulations importantes des hanches et des épaules, manifestant son importance pour le mouvement et le temps, les articulations étant aussi celles du temps et de la croissance. N’oublions pas que les qiaomai sont impliqués dans l’accession au mouvement et à la continence du jeune enfant, dans sa possibilité de trouver son autonomie pour se saisir de ce dont il a besoin, sans l’aide de ses parents, et cela en se dressant pour regarder au loin.
Au cou et à la face, il partagera des points avec le yinqiao, 9 E, 3 E, 1V, avant de se diriger vers fengchi, 風池 l’étang du vent.
Si on revient sur le caractère chi, on peut le mettre en relation avec le même caractère, au premier chapitre du Zhuangzi, chapitre où le poisson Kun se métamorphose en oiseau Peng. L’oiseau tournoie sur la mer et s’apprête à gagner l’abîme qui s’étend au sud, le lac Céleste tian chi 天池. Cette analogie nous paraît pertinente car la métaphore du poisson qui s’élève en devenant un oiseau colle bien avec la dynamique des qiaomai qui nous aident à nous dresser de la terre et de l’eau vers le Ciel et le vent, le vent du mouvement. Cette étendue d’eau est abyssale, elle nous emporte loin, comme le désir qui nous porte au-delà de ce que nous voyons et nous invite à imaginer, voire à rêver.

Nous entrevoyons alors comment le yinqiao nous ancre dans l’être, ici et maintenant, dans la constance, chang 常. dans le détachement et la parenté avec l’éternité, celle qu’on peut aborder par la méditation, par exemple. On y est plongé dans le monde, indissociable de lui, dans une relation en miroir, légèrement détaché de soi comme de l’autre, restant disponible à la totalité.
Le yangqiao, quant à lui, nous inscrit dans la temporalité, le désir de nous emparer du monde, de le façonner, de le rencontrer voire de l’incorporer. Cela nous met en mouvement vers lui.
Le premier nous relie au rêve et à la poésie nécessaires à la plénitude d’être, le second nous porte vers l’extérieur dans une démarche pleine d’aisance et d’allant, de souplesse. Nous nous articulons au monde.
C’est dans cette rencontre avec le monde que les qiaomai partagent quelques points, près des orifices de la tête.

Dans le Jiayijing, livre 2, chap.2, plusieurs propos nous aident à comprendre la relation entre yin et yang qiao. (Trad. C. Milsky et G. Andrès)
« Huangdi : pourquoi le souffle circule seulement dans les cinq organes et pas dans les six entrailles ?
Qibo : le souffle ne peut pas ne pas circuler, tout comme le courant de l’eau ou comme les révolutions incessantes du soleil et de la lune ; c’est pourquoi les mai yin nourrissent les organes et les mai yang nourrissent les entrailles tel l’anneau sans bout dont on ne peut connaître le nombre de cycles qui finissent et recommencent sans cesse. Ce souffle qui coule et se propage irrigue à l’intérieur les organes et les entrailles et imbibe à l’extérieur les couli. »
Le Leijing commente :
« Tout comme le courant de l’eau ou comme les révolutions du soleil et de la lune, signifie qu’il y a impossibilité de ne pas circuler. Le yin rend florissant les organes, indique le yinqiao, le yang rend florissant les entrailles, indique le yangqiao. On ne parle pas séparément des organes et des entrailles car les qiaomai arrivent aux deux. Couler signifie couler à l’intérieur, se propager signifie se propager à l’extérieur, c’est pourquoi on dit : le souffle qui coule et se propage irrigue à l’intérieur les organes et les entrailles et imbibe à l’extérieur les couli, ce qui veut dire que ça ne circule pas seulement dans les organes. Note : le sens de qiaomai est que si le yin sort au yang, il se croise au taiyang de pied et si le yang entre au yin, il se croise au shaoyin de pied. Si le yang est abondant les yeux s’ouvrent, si le yin est abondant les yeux se ferment : cette phrase semble faire allusion à la circulation du souffle défensif weiqi, c’est pourquoi le yinmai rend florissant les organes et le yangmai les entrailles »
Le Jiayijing poursuit un peu plus loin :
« Le Nanjing dit : Le yangqiaomai part du milieu du talon, suit la maléole externe, monte et entre dans fengchi (20VB). Le yinqiaomai part également du milieu du talon, suit la maléole interne, monte, entre dans la gorge, croise (jiao 交) et enfile le chongmai ; ainsi ils s’éclairent (faming) mutuellement. »

Ces passages nous aident à penser les relations qu’entretiennent yin et yang qiao. Cela circule sans fin, yin et yang étroitement entremêlés dans leur relation à l’œil et à la lumière. Une lumière qui vient à la fois éclairer le monde et la profondeur de l’être. Le regard qu’on porte sur l’extérieur et le regard porté vers l’interne ne sont pas de même nature mais tous deux sont une composition subtile sans fin de yin et yang marquée par le caractère jiao , qui signifie aussi le rapport érotique et désirant que nous entretenons avec les choses et les êtres.
« Sans fin », cela fait écho à la constance, chang à la permanence, heng 恆.
Ce croisement est source de lumière et se manifeste à l’œil mais aussi dans la façon que nous avons de mobiliser nos talons, notre démarche. Le yang entre au yin et notre regard se ferme pour se tourner vers l’intérieur et les rêves, le yin sort au yang et nous ouvrons les yeux vers le monde et l’espace-temps en mouvement. Les deux dynamiques s’éclairent mutuellement.
Un regard trop pointu et avide tourné vers l’extérieur sera une source de blessure du qi. De même un regard enfermé dans une sous-estimation ou une surestimation de soi, entretiendra une illusion déconnectée du réel. Dans les deux cas, la lumière est blessée et le qi perturbé.

Dans le Laozi, plusieurs chapitres évoquent les orifices et la lumière. A commencer par le chapitre 4 qui dit que le dao surgit comme un vide tourbillonnant au centre sans jamais déborder (malgré sa puissance). Il est si profond ! on dirait l’ancêtre de tous les êtres.
« Emousser les pointes cuo qi rui 挫其銳
Dénouer les nœuds jie qi fen 解其紛
Harmoniser (tamiser) la lumière he qi guang 和其光
Rassembler la poussière (ce qui est dispersé) tong qi chen 同其塵… »
Ces 4 propositions nous indiquent que les orifices méritent de n’être ni fermés ni grands ouverts. Un regard ou une perception trop pointue bénéficie à être émoussée. Un nœud trop serré mérite d’être relâché. Une lumière trop brute doit être tamisée. Ce qui est dispersé mérite d’être rassemblé. Car la vie et le désir sont un savant mélange d’ouverture et de fermeture. Ni l’une ni l’autre ne doit être glorifiée. Le mélange subtil des deux crée un troisième terme émergent, non réductible à un entrebaillement mais qui est rencontre et croisement créateur.

Au chapitre 56 du Laozi, on retrouve la même proposition, augmentée de deux suites de trois caractères. Le chapitre commence ainsi : « Connaître, sans paroles. Parler, ne pas connaître. »
Et se poursuit :
« Obturer les ouvertures sai qi dui 塞其兌
Fermer les portes bi qi men 閉其門
Emousser les pointes cuo qi rui 挫其銳
Dénouer les nœuds jie qi fen 解其紛
Harmoniser (tamiser) la lumière he qi guang 和其光
Rassembler la poussière (ce qui est dispersé) tong qi chen 同其塵
C’est ce qu’on appelle « ensemble avec le mystère » shi wei xuan tong 是謂玄同 ..»

Comme constamment évoqué dans cet ouvrage dont l’interprétation est sans fin, le mystère est un paradoxe où coexistent le silence et la parole , le désir et le non désir. C’est au cœur de leur réunion dans le monde du vivant que réside le mécanisme secret.
L’enseignement sans mot c’est la limite de notre langage. Le silence alors nous ouvre à la perception d’être plongé au cœur du secret sans pouvoir le dévoiler. Mais le langage et la lumière de nos orifices nous permet de nous porter vers le monde et d’y vivre. Encore faut-il pouvoir y vivre sans vouloir à tout prix le saisir, s’en emparer brutalement.
La physiologie des qiaomai décrit notre élan, celui qui nous porte vers la lumière comme vers le silence. C’est dans la subtile combinaison des deux que nous pouvons vivre sans blesser et sans nous blesser. Mais cette combinaison est fragile et la folie n’est pas loin, agitée ou calme, furieuse ou dépressive, car cela fait partie de la pathologie des qiaomai.
Trop de fermeture et voilà la dépression. Trop d’ouverture et l’illusion de l’accès maniaque ou la décompensation psychotique ne sont pas loin.

Entre fermeture et ouverture, relâchement et crispation, il y a les liens que tissent en coulisses le rêve et la réalité pour nous faire exister dans ces deux dimensions. Il nous faut à la fois manger et danser, vider les émonctoires et érotiser le périnée, compter et créer. L’humain est à ce prix.
Le Dao est impossible à décrire en mots mais le pas que l’on fait en toute authenticité peut manifester son efficace. C’est le « pouvoir d’être », de 德.
Dans ce caractère, il y a tout : le pas, l’œil, le cœur, le nombre 10 qui dénote de la totalité.
Du talon et de la base, silencieux, l’efficace en mouvement se déploie, vers l’intérieur et vers l’extérieur, sans fin, imbibant et arrosant les organes, les entrailles et enfumant les pores et linéaments de la peau. Son rassemblement et son croisement est à l’œil, manifestant les esprits et l’essence de vie qui s’éclairent mutuellement.
Silence et représentations, tous deux nécessaires à l’existence.
Le creux de la vallée accueille l’eau dans laquelle le Ciel se reflète.

Résumé :
Les qiaomai nous offrent la possibilité de nous dresser pour nous mettre en mouvement en regardant au loin. Posture désirante donc, dont l’aisance est un subtil mélange de creusement vers le silence et d’articulation au monde. Du talon silencieux à l’œil lumineux se joue en miroir notre relation au monde aussi bien le monde extérieur que le monde intérieur.
Entre relâchement et contractions, retard et précipitation (huan-ji), folie calme ou folie agitée, la santé des qiaomai est reliée aux débuts de la vie, lorsque les regards se croisent pour la première fois ainsi qu’à tous les croisements sincères qui jalonnent notre vie.

Mots clés :
Qiaomai ; Se dresser. Relâchement et contraction. Articulation. Regard. Reflet. Estime de soi.
Croisement. Orifices. Silence. Lumière.