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L’eau, le feu, les pierres, les humains, les prières : Inipi !

16 janvier 2000

Par Benny CASSUTO
/ Initialement publié dans « Chamanisme et psychothérapie » Question de N° 108, épuisé


Il y a en nous des régions glaciaires où devenir pourrait se résumer à aller et venir sans cesse, au gré d’un vent indifférent pour qui rien ne vaut mieux qu’autre chose. Qui de nous n’a pas désespéré de l’enchantement, qui d’entre nous ne recèle pas en dernier recours l’excuse de sa démission, jalousement gardée au fond de soi, au cas où ? Dans les antarctiques désertes de notre intimité nous nous réservons le droit de rester froids, c’est légitime, ultime bastion devant la grandeur imposante du monde.

Mais le froid parfois s’insinue si loin dans nos fibres que le Tonnerre peine à parvenir jusqu’à lui, à lui
trancher le vif, à interrompre la léthargie qu’il propage. Naît alors le sentiment qu’il faut à tout prix et en urgence chauffer le froid, combler le vide, tuer le temps et incorporer l’autre pour réussir à vivre. La chose est tellement répandue dans notre société en passe de glaciation que la chaleur entropique devenue perverse a cet effet paradoxal qu’elle isole encore plus 1’être dans son froid.
J’ai donc appris que l’addiction, la dépendance, est cet état de nous qui réclame la chaleur, non pas celle du sein maternel mais celle du puissant Tonnerre qui vient nous en déloger avec insistance. C’est le Cri de
1’Esprit qui habite la foudre quand celle-ci vient nous fissurer la banquise, cette couche épaisse où les mythes nous manquent pour supporter le sevrage fondamental. Cette fissure est notre orifice caché, notre être solitaire et mortel devant l’Éternel. Par là nous pouvons entrevoir la possibilité d’un deuil. Sans elle, nous dépendons d’un leurre qui consiste à occulter la mort ou bien à la réclamer à grands cris.
Ce leurre amène à confondre ce que nous nous devons et ce qui nous est dû. Le Tonnerre exerce son
pouvoir en nous traversant de part en part, car son origine est double, de l’intérieur et de l’extérieur, du Nord-Est et du Sud-Ouest. Il est notre diagonale du Fou sans laquelle tout devient tellement raisonnable que notre destinée devient fade et prévue d’avance, chaque acte s’y déroulant pour y passer le temps. Non, le Tonnerre c’est le Feu qui éclaire le dialogue personnel et solitaire que nous entretenons avec le Grand Esprit, le Fond du Monde, là où la matière qui nous entoure dévoile l’électricité qui l’anime et se révèle être notre interlocuteur principal. Le Tonnerre est la cachette de l’Esprit, puissante, effrayante, incontournable et seule apte à réchauffer le gouffre de notre incarnation.
Les Etres de Pierre (lnian) portent le secret des Etres de Tonnerre (Wakinian). Ils nous emportent aux débuts du monde, à l’origine des Ancêtres où l’Esprit se désunit dans la douleur pour enfanter son devenir. lnipi, la hutte des êtres de pierre, c’est pour raviver ce serment originel, pour se réveiller au son des sensations déclenchées par le combat mythologique de Titans qui se déroule dans nos cellules lorsque l’Eau commence à bouillonner.

Ho! Mitakuye Oyasin! Ho! Barukh Hachem! Wayayaya Hoooou! (chanté)

Là-bas, au fond des gouttières du corps, seuls le cri, le chant et la prière apprivoisent la peur d’une rencontre si imposante; lutter n’a plus aucun sens devant un adversaire de cette taille et c’est notre seule chance de nous rendre sans honte et sans désir de revanche. Enfin, nous pouvons nous reposer à même le sol et rencontrer la douce maturité de la Terre. Enfin, elle peut nous accueillir dans ses bras si longtemps languis de nous. Enfin, elle peut s’enfoncer plus avant dans nos plis pour nous livrer ses secrets dans un langage silencieux, tiède marée de sens venant inonder les abysses froides de nos oubliettes. Le Tambour de nos aponévroses, alors, commence à faire danser les fantômes pour en faire des ancêtres. Les Ancêtres ne cherchent pas à prendre la place du Grand Esprit, contrairement aux fantômes qui, eux, par glaciations successives, hypnotisent notre foi et l’entraînent dans une chute infernale où miroite la promesse d’un feu à jamais insuffisant.
T’as pas une clope, une dose, cent balles ? Tu m aimes ? Tu m’aimes ? Tu m’aimes ?
J’en ai marre, les salauds, y’m’font chier c’est pas juste !!
De toute façon j’m’en fous, j’suis libre de ne pas 1’être, j’ai l’droit de mourir si j’veux. Même si ça leur fait mal, quoique ça m’étonnerait.
Y s’en foutent de moi, ou pas assez. Merde ! Merde ! Merde !
L’Esprit de la Terre s’est adressé, il y a très longtemps au Peuple des Plaines sur l’Ile de la Tortue. À la fois jeune bisonne blanche et féminité implacablement belle, elle n’a pas hésité à réduire en tas d’ossements un jeune écervelé qui pensait pouvoir la convoiter. L’autre jeune homme, qui accompagnait le premier, plus prudent

car plus émerveillé par l’apparition, porta la nouvelle à son peuple qu’une révélation lui serait faite le lendemain.
Le lendemain, à l’aube, la puissante Belle apporta la Chanupa, la Pipe Sacrée, pour que, dans le Peuple, on fasse circuler le Feu et la fumée entre le Ciel et la Terre, la Grand-Mère et le Grand-Père, l’Homme et la Femme, le Dehors et le Dedans.
Le corps est notre Chanupa. Présenté en diagonale, nous l’offrons à l’Esprit pour qu’il en tire quelques bouffées, invité qu’il est dans notre tipi intime.
La Chanupa, avant, était peinte sur mon tambour. Daan, sur les conseils de ses conseillers, l’avaient représentée de très belle façon sur ce tambour qui a accompagné mes prières durant trois années. Puis,
récemment, un homme, pour me remercier d’une cérémonie de guérison que j’avais conduite pour lui, m’offre une Chanupa. (!!!) Et voilà ! La pipe est maintenant bien réelle dans mes mains et, malgré ma maladresse, il me faut assumer cet évènement. J’ai offert mon tambour à mon amie la plus fidèle, Martine, qui a su le recevoir à la mesure de ce qu’il représente. Et un nouveau tambour est arrivé dans ma vie, qui sonne si bien dans la lodge, que le vieux Huron qui l’a fabriqué doit percevoir ma gratitude à chaque coup que je porte sur la peau d’orignal
tendue sur cette souche de cèdre rouge. Thank you Old Man, thank you !
Ce qui était représenté s’est matérialisé, la prière a fonctionné ! C’est un peu effrayant. Il faut faire de plus en plus attention à ce qu’on prononce. L’Esprit se fait de plus en plus proche, c’est à la fois rassurant et exigeant et cette exigence est fa fibre même du sevrage, du deuil et de l’humilité.
Alors le Tonnerre réchauffe l’eau oubliée des anfractuosités cachées de notre géologie et la vapeur qui s’échappe monte en chuintant son soulagement pour éveiller l’attention de l’Aigle et du Grand Duc qui, de jour comme de nuit, pourront porter le message dans les régions inaccessibles où l’Esprit attend patiemment de nos nouvelles.
Hmmmmm… !
Le plaisir des dieux retombe alors sous la forme d’une rosée si fine que seule l’Araignée, avec ses secrets filaments, sait en conduire la lumière dans notre conscience. Doucement, sans brûlure, elle la distille le long de nos nerfs en sanctifiant au passage les domaines piétinés et profanés où l’Etre est retenu jusque-là en esclavage. Le long de sa toile, chaque souffle devient perceptible et l’univers s’émeut, se meut.
Une porte est sur le point de s’ouvrir.
0 Mitakuye Oyasin. Hoy!