Article4_Vide

Vide et grand, une metaphysique au centre du corps

Par Benny CASSUTO
/ A propos de xuli et dabao /
虛理 大包



Résumé : Ce qui nous dépasse, le Vide et l’Infini, a une place et une fonction dans le corps. Deux structures énergétiques peu évoquées, les grandes liaisons de Rate et Estomac, méritent qu’on s’y attarde.
Mots clés :Vide-Grandeur-Ethique-Energie Ancestrale de cohésion-Anorexie-Maladie de Crohn.

Summary : Void and infinite are beyond our common understanding. Nevertheless, they have a place and a function in our body. Two energetic structures, not much studied, « the 15th and 16th luo of Spleen and Stomach » Xuli and Dabao, deserve more attention. Key words :Void.-Greatness- Ancestral and cohesive energy.-Anorexia.-Crohn disease.

Au cœur de la médecine chinoise réside ce qui fait sa complexité et sa beauté et qui la situe dans la filiation de la pensée taoïste : l’énigme du Vide.
Le Vide renvoie à l’infiniment petit et à l’infiniment grand.
Il renvoie à ce qui nous dépasse et qui, pourtant, nous constitue intimement.
Il fait de nous des êtres faits de manques, percés de 10.000 trous actifs dans notre perception du monde, de ce monde qui nous traverse et dont nous sommes tissés. Ces trous, ces creux, ces vallées sont à la fois nos orifices, nos pores, nos points d’acupuncture (xue) . C’est à travers eux que nous nous nourrissons, que nous respirons, que nous parlons, que nous aimons et que nous nous reproduisons. Ces portes sont les ouvertures à travers lesquelles les infiniment Grand et Petit s’entremêlent pour créer la vie à travers nos destinées singulières (ming) et les échos de celles-ci, nos natures profondes (xing) . Chaque être vivant est l’émanation d’une danse subtile entre forme et sans forme, entre Terre et Ciel.
Mutations et transformations constantes entre forme et sans forme sont les données de base de la vie pour que celle-ci ne se fige pas et nous maintienne reliés. Reliés au Ciel, à la Terre, aux Ancêtres, à nous-même et aux autres.

Pour nous humains, la difficulté consiste à maintenir cette relation au sein de nos sensations corporelles, de nos représentations et de notre langage .

Maintenir le lien nous demande de préserver le statut de l’infini (vide et grandeur) dans nos existences et c’est bien là que les difficultés commencent car nous en avons facilement peur. Pourquoi peur ? Parce que le « vide » et le « sans fond », la sensation de ces mots, nous renvoient à ce qui nous échappe, à ce qui fonde nos incertitudes et nourrit nos inquiétudes, à commencer par la mort, la nôtre ou celle de nos proches.

L’inquiétude, lorsque les images et les mots manquent pour pouvoir la penser, blesse la structure centrale de notre être, de notre corps, que nous appelons ici la terre, sensée conférer tranquillité et onctuosité. Le Centre est soutien de notre pensée. Celle-ci apaise la peur dans la loi des cinq mouvements, comme la terre absorbe l’eau en créant une glaise capable de donner forme. Cette forme est l’intention profonde (yi) qui conditionne notre tranquillité corporelle et, partant, notre santé en général.

Si on se réfère au chapitre 8 du Lingshu, yi, l’Intention, est la première forme issue du vide, le cœur, lorsque celui-ci se souvient. C’est une première mémoire, un premier corps, un retournement du vide sur lui-même qui, ainsi, crée la forme.

ZONG QI : 宗氣

Etres de chair et de sang, de souffle et d’esprit, le tout entremêlé à l’infini, nous sommes constamment aux prises avec nos sensations. Le bébé, à la naissance, n’est que sensations, tout son corps exprimant sans retenue sa sensorialité . En particulier la faim et la réplétion. Le vide et le plein. L’histoire de la tranquillité d’un individu commence souvent là, dans les réponses de l’entourage aux besoins du nourrisson, dans les paroles et les gestes qui rassurent ou qui angoissent.
Les premières empreintes apaisent la chair ou l’inquiètent et ces empreintes sont souvent transmises de génération en génération tant nous reproduisons les comportements de nos ascendants dans le domaine de la nourriture comme dans celui de la respiration et de la sexualité.

La théorie chinoise nous donne un outil précieux de pensée lorsqu’elle exprime sous le terme de zonqi, l’énergie ancestrale, de cohésion et de rassemblement, concernée par l’alimentation, la respiration, la sexualité et la reproduction. Ce qi est le garant de nos rythmes, cardiaque, respiratoire, menstruel ainsi que de ceux, plus subtils, de la circulation des méridiens (mai) . Ces rythmes, sous le mandat de danzhong 膻中 (le centre du médiastin), nous remplissent de joie et d’allégresse (chapitre 8 du Suwen).
Danzhong, équivalent des enveloppes du cœur, est l’ambassadeur du Cœur, l’Empereur, réceptacle du Vide propice à inviter les esprits.
Ceux-ci se réjouissent d’être accueillis dans un corps énergétique dont les mailles sont à la fois solides et relâchées, intentionnées et tranquilles, alternances rythmées d’agir et de non-agir.
L’élasticité et la profondeur du cœur sont indispensables pour qu’il puisse « prendre en charge les êtres », c’est-à-dire les multitudes de rencontres d’une vie (chapitre 8 du Lingshu : suo yi ren wu zhe wei zhi xin 所以任物著為之心
Zongqi, c’est la pulsation des corps ancestraux en nous. Cette qualité de souffle nous relie à l’aube de l’humanité, comme un très vieux Tam-Tam, mais aussi à notre culture et à notre famille avec leurs démêlés concernant l’alimentation, la respiration et la rencontre sexuelle, tout cela à travers le prisme des émotions liées aux manques ou aux peurs de manquer. La grande Histoire, les petites histoires, celles passées sous silence ou celles révélées avec amour, les mythes qui nous ont bercés, toutes ces dimensions habitent ce qu’on appelle zongqi.
Ce que représente zongqi peut être raconté de différents points de vue : celui des méridiens extraordinaires, notamment le chongmai 衝脈 celui des zongmai 宗脈, ces petits vaisseaux raffinés qui accostent aux orifices de la tête, celui des enveloppes du cœur et de la mer des souffles qui pulse dans la poitrine.

XULI ET DABAO, LES GRANDES LIAISONS :

Il y a aussi le point de vue de la terre qui relie, comme à son habitude, toutes ces dimensions et qui parle du vaisseau (tunnel) et de l’enveloppe (vêtement) de Zongqi en évoquant les 15ème et 16ème luo, de l’estomac et de la rate-pancréas, leurs grandes liaisons :
Xuli : 虛理 grande liaison (da luo)大絡 de l’estomac, littéralement « structure vide », structure du Vide, ou Vide interne car li peut être équivalent à nei, interne..
Dabao :大包 grande liaison de rate/pancréas, grande enveloppe ou plutôt « enveloppe du Grand ».
Peu cités dans les textes, séparément et à différents endroits, ces 2 courants de souffle éveillent la curiosité.
Un seul point est évoqué, dabao ( 21 Rte ). Aucun pour xuli qui confirme ainsi sa relation au vide.
Comment, alors, penser ces structures dans l’optique de la médecine traditionnelle chinoise ?
Leur nom même nous invite à méditer : Suwen, Lingshu et Nanjing offrent au Vide une « structure » et au Grand une « enveloppe ».
Cela signifie que nous disposons dans notre corps d’une cachette intime et organisée pour abriter le Vide et d’une peau subtile pour habiller notre « grandeur » et aborder les étendues dans lesquelles nous sommes plongés.
Cela sous le gouvernement de la terre, estomac et rate/pancréas, c’est-à-dire comme une émanation de nos modalités d’absorption, de digestion et de création/recréation de notre forme et de notre énergie corporelles.

La voie naturelle de la vie, sujet du Taoïsme, nous invite constamment à transformer l’ancien en nouveau, à intégrer l’autre pour faire du soi et à nous mettre en jeu pour aller vers l’autre, quel que soit cet autre (humain, proche ou lointain, animal, plante ou caillou, matériel ou immatériel, nourriture terrestre, affective, psychique ou spirituelle).
L’aventure de la terre dans le corps est celle de la justesse de la rencontre. Rencontre avec soi et rencontre avec le monde. Justesse implique sincérité et tranquillité, deux qualités, parmi quelques autres, attribuées au mandat du Centre. La sincérité (Xin) , dont le caractère représente un homme debout et sa parole, pouvoir ou vertu (De) de la terre, nous demande de mettre le langage au service d’une éthique intime qui vise à relier la sensation aux mots et aux actes supposés en rendre compte. A cette condition, la chair peut prétendre à la tranquillité et à la paix (ning) qui est la qualité de la Terre (dans le couple Ciel/Terre), lorsqu’elle obtient l’unité
( cf. chapitre 29 du Laozi)

Or le Vide et son écho, le Grand, dérangent notre tranquillité, la mettent à rude épreuve à tous les instants de nos vies. Ils nous font peur si aucune représentation, aucune pensée, aucun geste ne parviennent à digérer, symboliser pertes et absences dans nos vies. La capacité à symboliser, à faire vivre le vide en nous en lui attribuant un récit est un impératif humain qui nous a conduit à enterrer nos morts, à inventer des récits mythologiques fêtant, différemment suivant les époques et les contrées, notre insuffisance ontologique à connaître l’au-delà de la vie, avant la naissance ou après la mort. Nous sommes séparés à jamais de la totalité comme le fœtus est séparé de sa mère par le placenta qu’il dispose en elle pour s’implanter dans la vie. Après la naissance, l’espace qui nous sépare de l’autre doit pouvoir nous nourrir au lieu de nous inquiéter. Mais pour cela il lui faut devenir un intervalle de sens, au service de la sensation, en particulier celle du vide.
Cette sensation est à l’œuvre constamment dans nos vies : la faim, la soif, les besoins, les désirs, les deuils. Le manque est une seconde nature avec laquelle il nous faut sans cesse composer, soit en le comblant, soit en le différant, soit en l’honorant comme on rend hommage aux ancêtres. Il nous demande, dans tous les cas, de nous mobiliser par les gestes et par le langage pour que ce que nous avons à digérer ne nous reste pas en travers de la gorge. Notre joie et les rebonds rythmés de notre souffle en dépendent.

La beauté de la pensée chinoise, notamment de sa médecine, vient aussi du fait qu’elle intègre dans sa description du monde et en particulier du corps, notre origine, mystérieuse par essence, inaccessible, un Ciel Antérieur (xiantian) dans le tissu même du vivant, comme une fonction toujours à l’œuvre, engagée dans la vitalité du sujet.
Du coup, bien des siècles avant Françoise Dolto, l’image du corps taoïste prenait en compte la charnière abstraite au cœur du concret de la forme corporelle. Elle le fait en conférant au corps son statut de corps de sens, de langage, de souffle, d’images, tous reliés à une intention profonde inaccessible en totalité, reliée au vide, au « sans nom » (wu ming) 無名, « sans désir » (wu yu) 無欲, « sans forme » (wu xing) 無形.

.
Au centre de la forme, le « sans forme » en assure la pulsation secrète et vitale, témoin d’une origine qui nous échappe et qui, néanmoins, active nos cellules, nos sensations et nos comportements.
Cette origine aspire à être honorée comme un ancêtre de marque. C’est le sens de la relation entre « l’Hôte et l’Invité », cette magnifique métaphore si fréquemment rencontrée dans les textes chinois, qu’ils soient médicaux, philosophiques ou alchimiques.
Au bout du compte une part de nous-mêmes échappe radicalement à notre emprise mais nous avons la possibilité de l’abriter comme un hôte abrite son invité, tout en ne sachant plus, au final, qui invite et qui est invité.
Cette image du corps nous représente comme en gestation de nous-même, enceints d’une part qui nous transcende. Cette représentation invite la sacralité à l’intérieur de notre corps et nous impose le respect à l’égard de notre propre personne.
La disparition de ce regard respectueux intime est à l’origine de bien des souffrances qui se transmettent fort bien de génération en génération. Tant que notre humble grandeur ne trouve pas sa place dans nos langages et nos façons d’être, elle se voit contrainte et rétrécie au fond du corps.
Le seul langage lui restant à disposition est alors celui du corps, du symptôme et des accidents, des souffrances et des délires. Car le corps est avant tout sincère à tout prix, même celui de la mort du sujet si c’est la seule façon de restaurer la place de la perte dans le registre de l’expression.

-La grande liaison de l’estomac, xuli, est le reflet, en profondeur, de la fonction du Yangming. C’est l’aboutissement de guangming 光明, la vaste clarté, c’est le Ciel accueilli au fond du corps, le « sans forme » qui a ruisselé dans la forme.
-Ce ruissellement, ce Vide invité dans le plein, orienté par lui, enfile le diaphragme et relie les poumons. Sa pulsation est sous le vêtement (Chapitre 18 du Suwen). xuli est la pulsation du Vide.
Toute la rythmique du qi est inaugurée là. Cœur, souffle, menstruations, veille, sommeil, faim.
Quant à l’enveloppe du Grand, dabao, elle représente notre aisance, le vêtement bien ajusté qui tout à la fois nous protège et nous met en relation. L’enveloppe qui fait rayonner la tranquillité de la forme corporelle face à l’infini du monde, au secret qui nous maintient éloigné de la connaissance totale du milieu vivant dans lequel nous sommes plongés et qui nous constitue. Cette enveloppe est le placenta respiratoire subtil qui, marqué par la relation Hôte-Invité, conditionne le regard que nous portons sur les choses et organise notre sensibilité ainsi que notre comportement en retour.
C’est la peau de l’invité de marque qui, dès lors qu’il se sent reconnu, augmente nos contours jusqu’à une frontière plus subtile qui restitue au corps sa dimension poétique, métaphysique. Un plus d’être sans lequel nous nous sentons étriqués, inquiets, confinés dans un registre de représentations où nous ne sommes que des choses.
On pourra noter, au passage, la subtilité de l’image du corps taoïste où la grande liaison de la rate et du pancréas constitue l’avers, le vêtement de celle de l’estomac, qui en constitue le revers, la structure intime (concernant dabao, voir Nanjing difficulté 26). Dans cette représentation inversée, c’est le souffle le plus subtil de la rate et du pancréas, raffiné et disposé par zongqi, qui absorbe la rencontre avec l’extérieur alors que c’est le souffle le plus subtil de l’estomac, organisé et orienté par et pour zongqi, qui réjouit le cœur et soulage les poumons. C’est comme un « soufflet de forge » à l’origine de la musique et des rythmes qui seront ensuite colportés à travers les contrées du corps depuis le centre de la poitrine par le vaisseau que l’on appelle le Maître du Cœur ou les Enveloppes du cœur (xinzhu ou xinbaoluo).
Cette inversion est déjà annoncée par la situation des méridiens zuyangming et zutaiyin qui croisent leurs trajets à l’aine. Au dessus de l’aine, le méridien yin se retrouve à l’extérieur du méridien yang. C’est dans cette région, celle du point qijie ou qichong (30E, la « rue des souffles ou le surgissement es souffles») que le yangming noue une relation avec le Tendon Ancestral (zongjin), le chongmai et le daimai (chap 44 du Suwen), un lieu de bascule secrète entre Ciel postérieur et Ciel antérieur où se noue la transmission et l’érotique du sujet, interface subtile entre désir et non désir, entre continuité et discontinuité.
L’énergie de l’estomac, le Ciel postérieur, se tourne vers celle des reins, Ciel antérieur. Nos appétits sont de deux natures : « appétit de concret et appétit d’abstrait ».
La terre est décidément pleine de surprises.

RUISSELLEMENT ET RAVISSEMENT :

Le caractère ling , qui signifie l’ « Efficace de l’Esprit », représente avec beaucoup de poésie cette fonction placentaire, faite de chair et de sang durant la gestation et gond du mystère au cœur de la forme corporelle après la naissance et jusqu’à la mort.
Ce caractère représente une communauté d’humains chantant pour appeler la pluie, qui finit par tomber, comme un écho à leurs prières sincères. Cette métaphore de la pluie ou de la rosée douce, du ruissellement comme vertu ou pouvoir (de ) du Ciel est très fréquente dans les textes médicaux, philosophiques et alchimiques.
Ruissellement et ravissement, montée des nuages et descente de la pluie expriment l’érotique de la vie. La réjouissance et la clarté du ravissement naissent de la tranquille humectation due au ruissellement.
Réjouissance et tranquillité de quoi ? Du fait que la vie nous échappe, au bout du compte.
Seule notre fonction symbolique, à travers le langage, les rêves et l’art notamment, est capable, en donnant corps à l’abstraction que représente le vide, de nous tranquilliser corporellement en nous rendant plus vivants.
Les mots eux-mêmes peuvent être considérés comme de petits estomacs, de petits sacs sémantiques dont la fonction est de digérer la perte en en faisant du corps. Un corps d’images, de sens et de mémoires.
En chinois, qui est une langue vraiment vivante, le caractère wei « dire, signifier, appeler, nommer », se compose du radical de la parole, à gauche, associé au caractère de l’estomac, à droite. La bouche a effectivement deux fonctions, il ne faut pas l’oublier : manger et parler. Aimer, aussi.
Lorsque le langage échoue à accomplir le deuil, à supporter l’intervalle qui nous sépare « absolument », la mélancolie s’installe depuis la forme psychiatrique la plus dure jusqu’à celle, plus sournoise, de nombreuses maladies dégénératives .
La cellule cancéreuse n’est-elle pas une cellule qui ne veut plus mourir ? Une cellule immature, indifférenciée, imposant sa mort impossible jusqu’à faire trépasser le sujet lui-même ?

Xuli et dabao représentent, au centre de la personne, cette charnière spécifique entre Ciel et Terre, Ciel Antérieur et Ciel postérieur, où se distinguent avec délicatesse la fonction digestive et la fonction créatrice. Profondément ancrée dans la chair par la nature même du Centre Rate-pancréas-estomac, cette charnière nous invite à faire du manque non pas une angoisse mais une joie, un appétit à vivre et non une fringale boulimique. C’est une opportunité de nous agrandir en respectant l’horizon qui nous empêche de tout saisir avec certitude.

EN PATHOLOGIE :

C’est en notre Centre, en tant qu’humains occupant l’espace entre Ciel et Terre, que nous sommes tenus de faire exister le vide, médian lui aussi.
Cela exige de nous que nous reconnaissions le paradoxe dans lequel nous sommes immergés : « finis et infinis à la fois, nous aspirons sans cesse à nous compléter sans espoir d’y parvenir entièrement. »
Pour cela, afin de ne pas être saisis par la folie, l’angoisse, le désespoir, l’ennui ou la dérision, il nous faut faire de cette condition un talent.

Là, intervient la place des hommes dans la transmission ancestrale. Lorsque ceux-ci peuvent offrir un récit capable de faire digérer, en les honorant, la perte et le détachement, ils nourrissent une fibre essentielle du corps énergétique, celle où le désir, pour perdurer, renonce à l’obligation d’être satisfait.
« Croire » se situe dans cette fibre, en autorisant la confiance malgré l’incertitude.
Bien sûr, pour cela, nos besoins les plus élémentaires doivent être entendus et pris en charge, que l’on soit nourrisson ou adulte. Il est indispensable, pour penser, de ne pas subir la famine ou la torture, physique ou psychique.

Alors, pourquoi les hommes ? Parce qu’ils portent l’essence de l’énergie masculine. Celle-ci leur échappe, elle sort de leurs corps pour féconder dans le corps de l’autre. C’est la mère qui dit au père qu’il l’est et à l’enfant qui est son père. La paternité est donc affaire de confiance et non de certitude.
La mère ne peut avoir aucun doute quant au fait qu’elle soit la mère.
Le père se fonde dans l’incertitude, et ce n’est pas une insuffisance, c’est le propre de la paternité.
Le père est, du coup, celui qui invite à la tranquillité dans l’incertitude. A ce titre, il porte la responsabilité de poser une parole sur la mort. Une parole nécessairement discrète, mais courageuse puisqu’il évoque alors aussi sa propre disparition.
En cela, il nourrit le mouvement du Yang qui se retire, qui se retourne vers le Yin, le mystère, pour l’éclairer sans prétendre en venir à bout.
Le yangming est aux avant-postes pour accueillir le suc de cette immersion dans l’incertitude et l’abstraction. Il en fait un rythme, une danse des profondeurs, la respiration elle-même. Le vide devient pulsation intime.
Et le taiyin reçoit, en contrepartie, une bouffée de légèreté, comme une poussée d’Archimède subtile, consécutive à l’enfouissement du yang. Ce ravissement confère grandeur et allègement, aisance et confiance. L’ouverture du yin se porte alors à l’extérieur, vers l’autre, vers le monde, enveloppe capable de s’ouvrir à l’immensité en respectant sa propre finitude.

Nous sommes interrompus, discontinus. Nous ne pouvons pas nous penser uniquement dans la logique, il nous faut une poésie à laquelle nous puissions croire, qui nous fasse vibrer malgré l’horizon qui borde notre conscience. C’est un besoin, au même titre que la nourriture, la digestion ou la respiration. C’est pourquoi la terre est le lieu énergétique qui prend en charge les besoins spirituels de la personne, et ce faisant diffuse la tranquillité ou l’inquiétude dans l’ensemble des tissus.
La terre est un des lieux où le yin mute dans le yang et le yang dans le yin. Cette mutation n’obéit pas à un processus continu. Elle fait intervenir le Vide et l’Immense. Cela nous échappe mais nous constitue. Pour notre santé, physique et mentale, il nous faut veiller sur les images, les mots et les actes les plus pertinents pour rendre compte de nos sensations.

La misère qui marque souvent la difficile transmission d’une éthique du manque, du vide, éthique qui ferait de nous des « grands », attaque en premier lieu le Centre, et la digestion en particulier.

Cette éthique de la « discrétion » est transmise par les pères, pères des hommes et pères des femmes.

Il faut pouvoir penser les maladies digestives dans l’optique d’une blessure de l’autre dimension de la personne, sa dimension insaisissable, lorsque celle-ci est escamotée.

Les maladies graves comme l’anorexie mentale, la maladie de Crohn, la rectocolite hémorragique trouvent leur source dans un tarissement de la transmission masculine, à travers les générations, dont certains individus, dans les familles, font les frais plus que d’autres. Il est toutefois bien rare que ces maladies ne se répètent pas dans une même famille.
L’appauvrissement en représentations possibles de la perte provoque une hypertrophie de la responsabilité et de l’inquiétude maternelle et une démission de la fonction paternelle, qu’elle soit ordinaire ou qu’elle débouche sur l’abandon ou l’inceste. L’alcoolisme du père ou de son descendant est une autre composante, fréquente, de ces situations complexes.

Tout comme yangming et taiyin échangent leur place sur le corps énergétique, le masculin et le féminin se nourrissent l’un l’autre car chacun est issu d’un père et d’une mère. Nous parlons donc ici, non pas uniquement des hommes et des femmes comme ayant des fonctions limitées à leur genre, mais de la transmission ancestrale, où les grands-pères transmettent aux mères et aux pères.

A ce titre, le point clé du chongmai, gongsun 公孫, « Grand-père, petit-fils », 4Rte, point luo de zutaiyin, prend une dimension particulière.
Dans l’anorexie mentale, maladie qui vise en premier lieu les jeunes filles, mais qui est gravissime chez les jeunes hommes, le symptôme, dramatique, devient le seul moyen de faire apparaître l’éventualité de la mort. Mais au delà de la mort elle-même, il s’agit surtout d’appeler une parole, transmissible, qui fasse l’éloge de l’insaisissable, de ce qui ne peut être mangé, englouti, oublié, chosifié.
Faire vivre la question sur le Vide favorise le droit de penser, indispensable aux humains pour faire reculer la peur.
Si le vide n’a plus sa place dans l’énergie corporelle, aucune grandeur n’est envisageable et la personne ne pourra que se réduire à une « peau de chagrin », jusqu’aux portes de la mort si c’est la seule façon de faire exister un au-delà salvateur.

Dans la maladie de Crohn, l’aspect le plus spécifique est un attachement irraisonné à la mère qui peut aller jusqu’à la haine. On ne peut simplifier les histoires, qui ont toutes leur singularité, mais en terme de détachement impossible, cette maladie est impressionnante. Le sujet aimerait prendre une distance mais quelque chose en lui l’en empêche profondément. On ne peut pas prétendre résoudre cette détresse sans considérer l’histoire du masculin dans les deux lignées. La place et la réputation des hommes. Ils sont en général manquants, qu’ils se soient suicidés, qu’ils aient disparu, qu’ils aient abusé de leur place ou qu’ils aient été répudiés (oui, ça arrive), ou qu’ils soient simplement effacés. Le masculin dans la lignée, ne permettant plus de se rêver provenant d’ailleurs que du corps qui donne naissance, il arrive, parfois, qu’on se représente soi-même comme le produit de la digestion maternelle. Cela peut paraître choquant mais c’est ce qui se passe dans l’inconscient. Pour se considérer autrement que comme de la « merde », il faut que coule en nous la certitude de notre insaisissable provenance.
Sinon nous sommes enfermés, et c’est d’un enfermement de ce type qu’on souffre dans la maladie de Crohn.
Et c’est vrai de bien d’autres pathologies, qu’il serait trop long d’énumérer ici.

EN GUISE DE CONCLUSION :

C’est un sujet trop vaste pour qu’on puisse prétendre faire le tour, ici, de la question.
Néanmoins je récapitulerai de la façon suivante :
Le Centre, représenté en nous par l’Estomac, la Rate et le Pancréas, déploie deux « grandes liaisons », dans le corps énergétique, qui endossent la responsabilité de donner une structure au vide et un espace à ce qui nous dépasse.
Tunnel et vêtement de l’énergie ancestrale, ces deux fonctions, mystérieuses à bien des égards, conditionnent notre vie de relation à ce qui nous échappe et répercutent au centre de notre corps l’histoire des démêlés ancestraux et de la tranquillité face à cette dimension.
Soi et l’Autre, certitude et incertitude sont comme avoir ou ne pas avoir que les taoïstes appellent « you et wu 無».

L’énergie qui ruisselle depuis les ancêtres jusqu’à nous, nous aide ou pas à apaiser notre sensation de manquer, de ne pas avoir. C’est ce que j’ai appelé l’énergie masculine, qui fonde corporellement notre confiance malgré toute l’incertitude qui règne, toujours, dans notre destinée. Un tarissement, une constipation de cette transmission, appauvrit le ruissellement qui vise à nous émerveiller malgré tout, à nous ravir.
C’est comme manquer d’eau, de « rosée douce » (gan lü 甘露 dans le chapitre 32 du Laozi).
Alors yangming et taiyin souffrent par le biais de leurs grandes liaisons, provoquant toutes sortes de dérèglements du souffle du Centre dont on sait qu’ils peuvent être à l’origine de nombreuses maladies, bénignes ou graves, de l’indigestion aux cancers digestifs, en passant par les troubles cardio-vasculaires et médiastinaux. Les pathologies de la terre associée à celles de l’énergie ancestrale, zongqi, sont innombrables, si on y pense bien.

Le Vide, dans sa quête d’une forme, diffuse à tout l’organisme comme un Tam-Tam propageant son langage dans les contrées du corps. Si ce tambour ne porte que la peur de la mort annoncée, nous souffrons intimement de ne pas être reconnus dans notre parenté avec les vides infinis qui fondent notre grandeur. Nous ne savons plus que nous portons un invité de marque qui se réjouit d’être honoré. Tristesse, peur et colère l’emportent alors sur la joie et la tranquillité.
Ce qui provient d’ailleurs ne nous parvient plus, nous peinons à nous croire autre chose qu’amas de chair et de sang, ce que nous sommes mais pleins de mystères en attente de propos pour vivre bien.

J’ai cité plusieurs fois des chapitres 8 (Suwen, Lingshu) car les propos inscrits dans un chapitre huit portent le souffle de ce nombre.
Ba, huit en chinois, signifie, étymologiquement bie , « diviser, détacher » comme dans le cas des Jingbie, méridiens détachés.
L’idéogramme ba décrit l’espace central créé du fait de la division.
Il entre dans la composition du caractère xue , le point d’acupuncture, fissure par où le souffle se laisse entrevoir.
Enfin, le nombre 8 est une belle représentation de l’infini, comme chez nous lorsque nous le couchons à l’horizontale (∞).